En charge des essais à Libération, le journaliste Robert Maggiori interroge les règles du métier de critique. Un récit habité qui fait l’éloge vibrant d’un journalisme d’idées.
Pour avoir théorisé et mis en pratique la notion de « passeur » dans le champ de la critique de films, Serge Daney incarne, près de vingt ans après sa disparition, la figure modèle du « journaliste critique ». Au sein du même journal, Libération, un autre journaliste, Robert Maggiori, déploie depuis trente ans un geste similaire dans le soin porté à analyser des livres, à la fois au plus près de sa matière et de son lecteur.
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Comme le cinéma pour Daney, la philosophie occupe Maggiori à plein temps depuis qu’il est entré à Libé, dès sa création au milieu des années 70. Au gré des semaines et des années, ses recensions ont construit une oeuvre en soi, erratique, « journalistique », qui ne tient qu’à un fil : celui de ses propres errances dans le monde de la pensée.
Dans son nouveau livre, Le Métier de critique, journalisme et philosophie, Robert Maggiori se prête à un exercice de retour sur soi qui esquive le cadre trop frontal d’une démarche égotiste pour proposer une réflexion pratique sur les règles de son métier, comme un discours de la méthode. Le récit incarné de son expérience à Libé est ainsi doublé d’un « métarécit » : plutôt qu’une autocélébration d’un critique en proie à ses petites souffrances sans intérêt, son livre cherche à comprendre comment s’est inventée une manière d’écrire sur les idées.
Premier précepte : « Faire en sorte que tout article soit accessible au néophyte et irréprochable aux yeux du spécialiste. »
Gramsci, Jankélévitch (dont il fut l’élève), Leopardi, Bourdieu, Foucault, Guattari, Deleuze, Desanti, Derrida, Baudrillard (il raconte la douleur qu’il eut à écrire la nécrologie de ce dernier à quelques minutes du bouclage)… : ses textes sur les grands auteurs aimés, mais aussi sur des penseurs plus secrets et opaques, obéissent à une éthique de la transmission qui refuse à la fois l’épate du journaliste vaniteux et la platitude du critique paresseux.
Il n’en reste pas moins que le métier de journaliste philosophique est marqué par un paradoxe qui tient à un écart avec les deux espaces dont il procède. Le journalisme philosophique a cette particularité apparente de n’être ni du vrai journalisme, ni de la vraie philosophie selon les critères de « pureté » défendus par les gardiens des temples.
« Journalisme et philosophie se repoussent, comme des aimants de même pôle », souligne Maggiori.
Ce mystère d’une extraterritorialité, d’une position à la fois dedans et dehors, traverse le livre tendu vers la possibilité d’une réconciliation. Pour ce faire, des techniques de récit reposant sur une « double torsion » s’imposent : la torsion « biographiste », associée à la torsion « historiciste ».
« L’enracinement d’une production théorique dans le terreau d’une histoire de vie » permet une vraie mise en récit journalistique.
La complexité d’une pensée, en partie indexée sur le contexte biographique de l’auteur, se raccroche aussi à l’histoire de la philosophie. En écho à Levinas, chez qui « tous les livres » étaient « ouverts en même temps » sur la table, le critique sait qu’il doit esquisser des filiations et des généalogies pour éclairer le sens d’une oeuvre, surtout en philosophie où l’examen des pensées fondatrices est une constante.
Ces deux principes discursifs ne protègent pas pour autant du défaut de lucidité, la grande peur du critique. La question du choix, par-delà celle des critères qui n’obéissent qu’à ses seuls épanchements, habite Robert Maggiori, comme si de celle-ci dépendait une partie de sa crédibilité, voire de son honneur.
Hanté par ce qu’il appelle le « syndrome de Garve » (Garve fut le premier à avoir fait connaître la Critique de la raison pure de Kant dans un article publié en janvier 1782), l’auteur se dit obsédé par la possibilité, humaine après tout, de passer à côté d’une Critique de la raison pure d’aujourd’hui, « d’un livre inaugural, d’un ouvrage qui marquerait une rupture épistémologique dans l’ordre de la pensée ». Comme l’angoisse du gardien de but avant le penalty, l’angoisse du critique devant la pile de livres, où se cache peut-être l’immanquable manqué, est une condition de vie.
A cette anxiété, génératrice d’un éveil constant, vient aujourd’hui se mêler celle, plus sourde et fataliste, de l’effacement progressif du critique tel que Maggiori l’a rêvé et pratiqué. Mal à l’aise avec les bouleversements récents du champ de l’information, avec les diktats de l’info brève et synthétique, avec l’état de la critique, « liquide, indéfini », avec « le remplacement du jugement par l’avis », il est forcé de prendre acte de la « disparition, par inanition, progressive et non-violente, de la critique ».
Son sincère plaidoyer pour la médiation dissimule, derrière l’écran de sa parole obsédée par les autres, la lumière de son combat fervent : faire de ses articles l’espace d’une pensée contagieuse. Les papiers de Maggiori ont ceci de philosophiques qu’ils produisent réellement de la philosophie, » ne serait-ce qu’au goutte-à-goutte ».
N’osant pas revendiquer la place, pourtant pleine et généreuse, qui est la sienne dans le paysage de la pensée, il s’en tient à une confession qui résonne comme la justification d’un statut de passeur derrière lequel vibre un penseur qui ne dit pas son nom : les philosophes l’ont « aidé à faire, à penser, à vivre un tout petit peu mieux », reprenant l’expression de Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse. Comme les livres sur lui, les articles de Maggiori auront eu ce même effet sur ses lecteurs reconnaissants, un tout petit peu mieux éclairés.
Jean-Marie Durand
Le Métier de critique, journalisme et philosophie (Seuil), 122 pages,14€, en librairie le 7 avril.
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