L’essai “Netflix, l’aliénation en série” de Romain Blondeau s’inquiète de la toute-puissance de la plateforme.
Comment Netflix est-il en train, ou a t-il déjà remodelé le paysage de la création et de la diffusion cinématographique ? Ancien collaborateur des Inrockuptibles et aujourd’hui producteur chez CG Cinéma (Annette, Rodéo, Viens je t’emmène, Bergman Island), Romain Blondeau vient de sortir un court et vivifiant essai d’une soixantaine de pages au Seuil, dans lequel il répond sans équivoque à cette question en pointant la menace que représente Netflix. Coupable selon lui d’une “OPA sur les images et les imaginaires”, le géant du streaming y symbolise à la fois l’esprit de la macronie, l’ubérisation, le monde post-covid, l’époque confusionniste et le capitalisme attentionnel.
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Une politique du “en même temps”
Le trait peut sembler chargé mais il comporte aussi ses parts de nuances. L’ex-critique met, par exemple, au crédit de Netflix la production de séries audacieuses (Sense8, The OA) au moment du déploiement mondial de la firme et un souci d’inclusivité des minorités (Orange Is the New Black). Mais il analyse aussi la façon dont La Casa de Papel a sonné le glas de l’intrépidité artistique pour la remplacer par une recette de cuisine d’une navrante pauvreté, tandis que l’inclusivité des productions de la firme trouve ses limites dans une politique du “en même temps” qui laisse aussi une place à des contenus plus réactionnaires, rendant le message illisible, voire opportuniste.
Délinéarisation = aliénation ?
Si on partage ce constat, on est moins convaincu quand l’essai attaque le principe de la délinéarisation qui caractérise Netflix. En soit, on ne voit pas en quoi le fait de se plonger dans une série des heures durant, regardant plusieurs épisodes d’affilée avec boulimie, correspondrait à “une expérience de la mort” et une aliénation fondamentalement problématique. L’une des émotions propre aux séries peut précisément se déployer grâce à ce dispositif délinéarisé (qui est tant le mode de visionnage de Netflix que celui des séries dont la diffusion est achevée), un dispositif qui laisse la possibilité, ou plutôt le choix, de regarder l’œuvre d’une traite, comme un plongeur en apnée, ou de la picorer par petits bouts.
Parlez-vous Netflix?
Non, le véritable problème est la faible qualité des œuvres proposées, mais aussi la logique algorithmique et l’impunité financière de Netflix (relativement réduite par le décret SMAD, concernant les services de médias audiovisuels à la demande). L’essai est plus percutant sur ces questions-là, notamment lorsqu’il analyse la langue Netflix, faite d’un mélange de narration lyophilisée et de mise en scène robotique. Quant à la question de savoir si Netflix est le bourreau de la salle de cinéma, on partage les inquiétudes de l’auteur, tout en gardant en tête que, si la salle de cinéma a survécu à la télévision et à son avalanche de contenus tout aussi abrutissants que ceux des géants du streaming, il survivra bien à Netflix. La firme n’est d’ailleurs pas responsable de tous les maux de la salle. On pense notamment à la révolution technologique que représente les écrans plats surdimensionnés, les projecteurs domestiques et les systèmes son ultra sophistiqués qui équipent de plus en plus de salons.
Responsabilité individuelle
Au-delà du débat manichéen et nostalgique (Netflix vs les salles, séries vs cinéma, art vs industrie), l’essai tire la sonnette d’alarme en appelant chacun·e à une forme d’éthique de spectateur·trice, qui touche tant une éthique de production et de diffusion qu’une éthique intime. A chacun·e de nous de nous demander : à quelles fins et dans quelles conditions fabrique t-on et diffuse t-on les images qu’on regarde ? A t-on les images qu’on mérite ? En regardant Squid Game, le dernier succès planétaire de Netflix et son univers concentrationnaire aussi sociologiquement effrayant qu’esthétiquement débile, on espère que non.
Netflix, l’aliénation en série de Romain Blondeau, 60 pages, Le Seuil.
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