Thriller autour des mécanismes de la mémoire, ce roman d’une écrivaine américaine inconnue pourrait être l’un des best-sellers de 2016. Wendy Walker sera-t-elle la nouvelle Gillian Flynn ?
De quoi est fait un best-seller ? Depuis la parution des Apparences (en 2012 aux Etats-Unis, en 2014 en France), ses millions d’exemplaires vendus et le succès de son adaptation au cinéma (Gone Girl, réalisé par David Fincher), un certain type de narration reçoit les faveurs des éditeurs et des lecteurs à travers le monde.
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Elle repose sur ce que les anglophones appellent un “unreliable narrator”, soit un narrateur peu fiable. Gentiment mené en bateau, le lecteur est mis à la merci d’un conteur trop impliqué dans l’histoire qu’il raconte, qui distille les informations au fil d’un récit que l’on devine biaisé.
“Littérature pour femmes”
Quand son agent littéraire lui a glissé cette idée, en janvier 2015, Wendy Walker avait déjà écrit quelques livres : un thriller à la John Grisham, deux romans rangés dans la catégorie “littérature pour femmes” (des histoires de mères au foyer qui traînent leurs frustrations dans des pavillons de banlieue proprets).
Elle a même collaboré à quatre volumes de la collection “Chicken Soup for the Soul”, ultrapopulaire aux Etats-Unis, qui compile les histoires vraies de gens simples (“101 histoires inspirantes de travail et de familles heureuses pour les mères”, “101 histoires de gratitude, d’amour et de bons moments”…).
“Après mes études de droit, j’ai travaillé quelques années dans la finance”, raconte Wendy Walker, jointe par téléphone à Londres où elle assurait fin avril la promotion de son livre. “A 31 ans, j’ai eu mon premier enfant et j’ai mis ma carrière sur pause pour m’occuper de lui. J’habitais avec mon mari dans le Connecticut, et je me suis mise à écrire.” Un livre donc, puis deux, puis trois sont publiés dans l’indifférence.
Narrateur au jeu trouble
Trois enfants et un divorce plus tard, en janvier 2015, Wendy Walker est retournée au droit (de la famille cette fois), quand son agent évoque un thriller psychologique dont le narrateur jouerait un jeu trouble. “Je me suis souvenue d’un article que j’avais lu en 2010 sur les avancées scientifiques en matière de mémoire, et la manière dont de fortes doses de morphine avaient pu réduire les manifestations du stress posttraumatique chez des soldats blessés à la guerre. Je me suis mise à penser au terrible dilemme qui découlerait d’un tel traitement exporté dans le domaine civil, pour des victimes de viol ou d’agression : elles devraient choisir entre le souvenir et la recherche de la vérité.”
En dix semaines, au printemps dernier, Wendy Walker écrit Tout n’est pas perdu, l’histoire du viol d’une adolescente dans un patelin tranquille du Connecticut, le soir de la fête du lycée. Quelques heures après le drame, les médecins lui administrent un traitement qui provoque une “amnésie antérograde limitée” : une fois soignée, Jenny Kramer n’aura plus aucun souvenir de l’agression et pourra ainsi, croient les médecins et sa mère, reprendre une vie normale.
Un crime, une ville sans histoires, un coupable introuvable
Les semaines passent. En proie à une angoisse d’autant plus terrible qu’elle n’arrive pas à en identifier l’objet, traumatisée par un événement dont elle ne peut pas se souvenir, Jenny se tranche les poignets dans la salle de bains familiale. Sauvée in extremis, elle se retrouve plusieurs fois par semaine entre les mains d’Alan Forrester, un psychiatre spécialisé dans la récupération de souvenirs qui se lance dans une quête acharnée : “rendre à Jenny son plus horrible cauchemar”.
Un crime, une ville sans histoires, un coupable introuvable, une mère infidèle, un père obsédé par l’enquête qui n’avance pas : les ingrédients sont consciencieusement associés pour concocter un roman haletant. Mais le coup de force de Wendy Walker, c’est de confier la narration de l’affaire au psychiatre de Jenny.
Quasiment omniscient (il confesse également les deux parents Kramer), mais surtout dangereusement juge et partie (son fils adolescent est un copain d’école de Jenny), il a sur le lecteur le même genre de pouvoir qu’il exerce sur la famille de la victime : sans lui, pas de souvenirs, et pas d’histoire.
“Ecrire à la première personne m’a libérée”
“Ecrire à la première personne m’a complètement libérée, se souvient Wendy Walker. Le choix des mots et la structure des phrases sont autant de messages subliminaux envoyés au lecteur. Tout ce que dit Alan peut être faux, ou bien cacher autre chose, et comme le narrateur est imprévisible, le lecteur doit s’accrocher. J’ai aussi le sentiment que les réseaux sociaux ont modifié notre rapport à la fiction : on a le sentiment de tout savoir de tout le monde, et en tant que lecteurs, nous avons besoin de plus d’intimité avec les personnages pour nous attacher à une histoire.”
Parfaitement ficelé, Tout n’est pas perdu déploie son intrigue sur plus de 300 pages sans jamais perdre le fil, distillant les révélations au compte-goutte, et questionnant avec une précision chirurgicale les mécanismes de la mémoire. Mis aux enchères avant même sa publication aux Etats-Unis (en juillet prochain), les droits du livre ont été acquis par la société de production de l’actrice Reese Witherspoon, déjà aux commandes de l’adaptation des Apparences. Wendy Walker, elle, a déjà écrit un nouveau roman et continue de s’occuper de ses enfants dans sa maison du Connecticut, tout en goûtant aux joies toutes fraîches de sa nouvelle vie d’écrivain à temps plein.
Tout n’est pas perdu (Sonatine), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau, 341 pages, 21 €
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