A l’occasion de notre numéro spécial “Comment ça va, la France ?”, l’autrice livre un texte exclusif où on la voit aller de manifs, tenter de joindre Pôle emploi et repartir en manif.
Alors, la dernière fois que je l’ai vue, c’était en mars 2019. Une grande femme (je lui arrivais au menton), avec un torse plus qu’une poitrine, et le petit bonnet, là, posé sur les cheveux. Elle portait une robe visiblement cousue main couleur aubergine et je n’ai pas remarqué ses chaussures. Elle n’était maquillée que d’un œil, c’est-à-dire qu’elle ne s’était maquillé qu’un œil, et l’autre coulait bleu – un dessin comme la mare aux larmes d’Alice avant qu’Alice rétrécisse.
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Le printemps passe, l’été passe, et à l’automne, je retourne en manif, et je ne la vois pas, la femme de mars
Je suis immédiatement venue aux nouvelles. Je la voyais tout le temps aux manifs le samedi, et je me suis dit qu’elle devait en savoir plus que moi sur le cours des événements. Elle a été si évasive que je ne me souviens absolument plus de ce qu’elle a bien pu me dire. Pourtant je tentais de l’accrocher ou de la raccrocher : Mais si, vous avez vu, les employés de la Poste, par exemple, du jour au lendemain ils se sont mis à ressembler à des poulets sans tête qui zigzaguent dans un bureau vide, et du coup, tout le monde est debout ; même les femmes enceintes sont debout derrière leur caisse, à présent – elles accouchent sous le tapis roulant, en douce, entre deux clients. Et vous avez déjà essayé d’appeler Pôle Emploi ? Ça fait six mois que je m’y mets tous les matins, eh bien, j’ai fini par comprendre qu’il y avait bien quelqu’un pour vous répondre, mais une fois par mois, et à des jours et des heures aléatoires, par exemple un lundi 2 à 14 heures 15 ou, le mois suivant, un jeudi entre 17 heures et 17 heures 20.
L’autre jour, je pénétrai la DDCSPP, la Direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations : j’enquêtais à propos d’un papier physique qui s’était virtuellement perdu. J’entre dans un hall sombre, une sorte de sas. Personne. A droite, derrière la vitre, l’ancien accueil abandonné ; une plante achevait sa vie sur le comptoir. Je me dirige vers le mur de gauche, mon téléphone-lampe à la main : sur une feuille A4, on indiquait que juste derrière vous (moi, en l’occurrence), il y avait une petite salle d’attente avec un téléphone. Je me retourne : en effet, une porte restait ouverte sur un cabinet avec une table basse, un canapé gris, et un téléphone à fil dans un coin. Je me suis dit que c’était un bon endroit pour se reposer, faire une sieste ou un bon somme sur ce canapé gris : personne ne viendrait vous déranger dans cet abri de fortune (« habitation de fortune » est le terme du recensement). A côté du téléphone, il y avait un mode d’emploi. J’ai appuyé sur une touche, et une voix dans l’appareil m’a suggéré d’appuyer sur une autre touche ; puis, plus rien.
Le printemps passe, l’été passe, et à l’automne, je retourne en manif, et je ne la vois pas, la femme de mars, elle a disparu, celle qui se déguisait en France éborgnée. Je demande aux copains s’ils l’ont vue.
– Ah non, mais elle, c’était une indic, ils me disent.
Un flic. La France était un flic. J’aurais dû m’en douter.
Dernier ouvrage paru Les enfants vont bien (P.O.L)
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