Pourquoi une femme a-t-elle assassiné son mari ? En 1947, la grande Natalia Ginzburg signait un roman féministe tendu, une charge contre les conventions petites-bourgeoises et l’Italie fasciste.
C’est une femme qui abat son mari d’une balle entre les deux yeux, et part marcher au hasard dans les rues. Alors qu’un matin froid se lève sur Turin, elle réfléchit et déroule le fil de ce mariage qui a duré quatre interminables années.
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On préférera le titre original de ce livre court paru en 1947 en Italie, E stato così, tant sa franche brièveté reflète le style même de Ginzburg. La romancière, élevée au rang de classique dans son pays, ne se perd pas en lyrisme inutile. Elle aligne des faits. De son écriture sèche, audacieuse pour l’époque, elle met en scène des personnages qui, s’ils évoluent dans l’après-guerre, n’en sont pas moins nos contemporains.
Quelque chose de désarmant
Ainsi cette narratrice qui n’a pas de nom et trucide son mari, Alberto. “Il y a si longtemps déjà que je pensais le faire une fois ou l’autre.” L’énoncé du meurtre dès le premier paragraphe donne une étonnante radicalité au livre. Une sorte d’absurdité désenchantée, aussi.
Il y a quelque chose de désarmant dans cette narratrice qui ausculte sa vie tout en se disant qu’il est peut-être temps d’aller au commissariat.
Ingénue écrasée par le monde
Au milieu des souvenirs qu’elle aligne comme pour un inventaire de son mariage raté, le mot “vérité” revient constamment. Celle que son mari lui a cachée, d’abord, à propos de ses infidélités.
Mais la narratrice s’interroge plus avant sur la vérité des sentiments, ceux d’Alberto comme les siens. Qu’est-ce qui peut bien pousser une femme sensée à se marier ? Comme dans la pièce Je t’ai épousée par allégresse, la question est centrale. La narratrice, ingénue écrasée par le monde, est l’archétype des personnages féminins de Ginzburg. La violence des obligations sociales, l’enchaînement des années lui ont laissé peu de marge de manœuvre.
Difficulté à exister
Ce personnage est confronté à un autre, sa cousine Francesca, mangeuse d’hommes qui sait user de son pouvoir de séduction, mais au bout du compte ne s’en sortira peut-être pas mieux.
Le sort des femmes, leur difficulté à exister pleinement, a toujours été une des préoccupations majeures de Natalia Ginzburg, mais elle n’aborde pas le thème par le biais de grandes théories et se garde de tomber dans l’analyse psychologique ou le sentimentalisme.
Petite bourgeoisie recluse
Ginzburg montre des circonstances qui se combinent pour broyer ses personnages. Elle décrit sans porter de jugement des femmes piégées, réduites au silence, qui se demandent sans fin ce qu’elles ont fait de leur vie.
Le dégoût, la honte, un rapport compliqué à son corps et la méconnaissance de ses aspirations profondes parcourent le monologue de la narratrice. En toile de fond, Ginzburg dépeint une petite bourgeoisie recluse, dont les femmes maintenues au rang de gamines sont les premières victimes. Son livre, finalement très noir, raconte aussi la mort d’un enfant et analyse les conséquences de ce deuil dans un couple qui ne s’aime pas.
Rôle primordial dans la vie intellectuelle
Natalia Ginzburg est née en 1916 à Palerme et morte en 1991 à Rome. Lorsqu’elle a publié son premier livre en 1942, La route qui mène à la ville, elle l’a fait sous pseudo à cause des lois raciales alors en vigueur dans l’Italie mussolinienne. A l’époque, elle avait été envoyée en exil dans un petit village des Abruzzes avec son mari l’éditeur antifasciste Leone Ginzburg, qui sera torturé et assassiné par la Gestapo en 1944.
Après la guerre, elle a joué un rôle primordial dans la vie intellectuelle italienne. En tant que critique de cinéma, romancière et dramaturge, comme traductrice aussi puisqu’elle a permis aux Italiens de lire Proust. Elle a surtout joué un rôle d’éditrice, participant à l’aventure d’Einaudi, maison marquée à gauche. Son engagement politique a d’ailleurs été constant et, dans les années 1980, elle siégeait au Parlement pour le Parti communiste.
Texte tranchant
Il est notable qu’au sortir de la guerre Natalia Ginzburg ait signé ce texte tranchant qui montre une Italie du mensonge, un pays fermé sur ses contradictions et ses silences, où chacun joue le rôle qui lui est assigné : la narratrice, jeune fille de la campagne venue en ville pour enseigner, a été flattée qu’un homme s’intéresse à elle.
Elle a accepté de l’épouser, même quand elle s’est rendu compte qu’elle était un second choix – il était amoureux d’une femme mariée. Et pourtant, cette vie de frustrations un jour elle la refuse, et tire dans le tas.
C’est ainsi que cela s’est passé (Denoël), traduit de l’italien par Georges Piroué, 128 pages, 14 €
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