Critique fameux des Cahiers des années 60-70, Jean Narboni livre une étude revigorante du chef-d’oeuvre de Chaplin, Le Dictateur.
Comment reparler d’un chef-d’oeuvre, quand la monumentalité et le temps passé semblent avoir conjugué leurs effets pour classer l’affaire ? A cette question pleine de préventions, Jean Narboni propose une double réponse, romanesque et cinéphile : en disparaissant, en revenant.
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Jean Narboni, c’est l’un des meilleurs critiques des Cahiers du cinéma des années 1964-1985, de la génération des Bonitzer, Bontemps, Comolli, Biette et Daney, et qui serait peut-être le frère caché de ces deux derniers. Proche de Serge Daney, il l’est par l’inflexion rigoureuse de la pensée, animée par le goût de la clarté. Proche de Jean-Claude Biette, il l’est par une certaine suavité d’écriture et par une réserve émotive sur laquelle on reviendra. Osera-t-on écrire que c’est par ailleurs le meilleur écrivain de sa génération et qu’il enrichit encore, lui qui fit des études poussées de cardiologie, la légende de ces médecins renégats ?
Jean Narboni disparut du paysage de la critique pendant une vingtaine d’années, livrant parcimonieusement quelques textes. Il revient maintenant activement au métier depuis quatre ans, d’abord avec un livre sur Naruse, puis un autre sur Bergman.
Questions saugrenues et détails scrutés à la loupe
Quand un cinéphile disparaît, il réapparaît sans crier gare, riche de ses yeux reposés. C’est que l’oeuvre demande à être apprivoisée, et pour cela, une approche par touches précises, délicates et affûtées sera choisie : ce seront les vingt notes qui composent ce recueil. Le livre est absolument captivant par sa manière de poser des questions profondes et saugrenues, creusant encore le classicisme connu des “enjeux” du film (le sens du discours final par exemple), mais comme rénové par l’étrangeté burlesque de l’ensemble, ingénuité (poser des questions comme au premier jour) et humour mêlés.
Une méthode est adoptée : s’emparer d’un détail apparemment anecdotique pour en révéler l’abîme caché. Par exemple, partant de la phrase liminaire “Toute ressemblance entre le dictateur Hynkel et le barbier juif est purement fortuite”, Narboni en tire toutes les implications vertigineuses qui fondent le film. Pourquoi Chaplin dément-il la ressemblance physique entre le barbier et le dictateur, alors même qu’elle est flagrante dans le film et dans la vie ? Et s’il la dément, ne serait-ce pas parce qu’une autre logique est à l’oeuvre, non pas une logique mimétique de substitution, mais une logique plus radicale d’annulation ?
Un principe est établi, celui de rendre le chef-d’oeuvre aux turbulences de l’histoire : Le Dictateur ne fut-il pas un film hors de ses gonds, visionnaire et impuissant, terrassant et mal-aimé, animé d’une fureur solitaire, et entretenant à cet égard un rapport jamais réglé avec son temps – signe de la vivacité non réconciliée de l’oeuvre ? Mais l’ambition des questions posées se noue aussi à la subtilité des sensations, comme par exemple le passage sur l’utilisation de la musique de Wagner dans le film, officiellement associée au nazisme, en réalité finement déployée par un Chaplin très mélomane.
Placé sous le signe vigoureux du Inglourious Basterds de Tarantino auquel il est dédié (“Pour ses scalpeurs”), le livre cultive a contrario une émotion réservée, un peu au bord de l’évanouissement devant le génie de l’oeuvre, l’insaisissabilité de certaines questions (la judéité supposée de Chaplin par exemple, ramenée à l’hypothèse de l’identité comme “retrait”), et l’ampleur d’un certain tragique juif dont on devine qu’il fait frémir Narboni, certes godardien, mais aux idées claires. Retour au chef-d’oeuvre donc, mais à condition de chuchoter et de savoir dénouer pour mieux laisser en suspens.
Pourquoi des coiffeurs ? – Notes actuelles sur Le Dictateur (Ed. Capricci, 2010), 127 pages, 13€
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