Dans une livre-confession, « Sois bègue et tais-toi », William Chiflet restitue son expérience quotidienne de bègue. Sans chercher à éclairer le mystère d’un blocage, il décrit les épreuves d’une vie compliquée… mais heureuse.
“La bouche se tord, le regard s’enfuit, les yeux s’écarquillent, la tête s’agite en tous sens, comme pour chercher de l’oxygène ; toute la partie haute du corps est secouée ; les mouvements de tête s’accompagnent de mouvements des bras d’une intensité variable, et de coups de pied intempestifs ; ces troubles se prolongent jusqu’au moment de l’expulsion.” Que de longues souffrances aura-t-il fallu avant que les mots se libèrent enfin, comme une extatique révélation après la suffocation muette !
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La description circonstanciée que William Chiflet fait des bégaiements qui rythment sa vie depuis l’enfance restitue la secrète et insoupçonnée violence du quotidien d’un bègue. Ses épreuves à traverser, ses moments délicats à affronter, ses phrases en suspens qu’il voudrait écourter, les regards moqueurs ou énervés qu’il voudrait fuir… A travers le récit intime de sa vie et du mystère qui en imprime le cours à travers ce handicap oratoire, William Chiflet analyse la condition de ces bègues, dont on dit qu’ils sont au moins 600 000 en France, selon des modalités variables.
Son auto-analyse, révélée dans son livre Sois bègue et tais-toi, vaut autant pour ce qu’elle révèle de ses maudits pairs que ce qu’elle dit de lui-même, de la manière singulière, énergique, intelligente, qu’il a eue d’apprivoiser ce handicap, au fil des années et des mots bloqués quelque part, on ne sait où. Par le biais des souvenirs d’enfance et d’adolescence, il consigne, avec une simple limpidité, les traces de ce mal quasi indomptable dont trop de personnes pensent naïvement qu’il suffirait de travailler sur soi et ses émotions pour s’en prémunir.
Cette remémoration, permettant d’étudier les visages divers de la condition de bègue, n’occulte pas la présence toujours vive en lui de cette étrangeté. Que faire lorsqu’on est face à lui ? Le laisser finir ses phrases ou soulager le supplice en les achevant à sa place ? William Chiflet pose la question sans donner une réponse absolue, puisque tout dépend du contexte et du degré d’intimité de l’interlocuteur. Entre le respect de sa liberté et l’envie d’écourter son calvaire, tout est une histoire de degré.
“Le bègue n’est jamais au repos”
Par ses mots sincères, son regard assumé, à la fois frontal et analytique, il rend simplement cette étrangeté moins inquiétante que familière, moins gênante que généreuse. La force de son geste d’écriture procède-t-elle de la difficulté inversée à parler ? Au-delà de la complainte, mais dans l’empathie pour ceux qui partagent ses travers, il mêle une forme d’ironie et un fond tragique pour déplacer le regard sur les bègues. Ce déplacement s’opère à partir du cliché du rigolo de service (à la mode Darry Cowl) vers celui du paralysé contrarié.
“Parler exige du bègue des efforts considérables et visibles”, rappelle William Chiflet, en précisant que “le bègue n’est jamais au repos” et que “l’angoisse le ronge perpétuellement”. Acheter une baguette, déposer une pellicule photo à la Fnac, prendre un rendez-vous par téléphone avec un médecin, draguer une fille, passer un oral dans ses études… : tous les gestes les plus simples de la vie quotidienne se transforment chez lui en épreuves insurmontables. Au prix, parfois, de l’humiliation, du chagrin. Comme si l’intranquillité s’était immiscée dans les espaces les plus ordinaires d’une vie extraordinaire, d’une vie où tout est mis à distance de soi, c’est-à-dire de ce que l’on pense mais qui ne se dit pas.
Par la force des choses, William Chiflet se doit de “surnager”, de rester “à la surface des choses”. “Je suis tout en retenue”, dit-il. L’inverse d’un retrait, cette retenue n’est en réalité qu’un écart avec la norme, avec les autres, avec lui-même peut-être aussi. La force du livre, et de sa vie, reste précisément d’habiter cet écart. Au lieu de s’y perdre, l’auteur a gagné dans cette étrangeté une identité, qui fondée sur un trouble de la communication s’est déployée paradoxalement dans le domaine de la communication (il travaille aujourd’hui à la télévision, comme conseiller de programmes) et de la sociabilité.
“Qui serais-je sans mon boulet ?”
“Qui serais-je sans mon bégaiement ? Qui serais-je sans mon boulet ?”, se demande-t-il. C’est tout le nœud du livre, son mystère indicible, que le livre n’élucide pas, préférant poser son cadre comme la source à partir de quoi tout découle. Même hachée, sa vie s’est souvent lâchée avec ferveur, succès et élégance. Plutôt que s’attarder sur les causes possibles de son bégaiement – choc traumatique, choc psychologique… –, plutôt que de relativiser les effets hypothétiques des thérapies multiples – ostéopathe, acupuncteur, kiné, sophrologue, psy, magicien… –, William Chiflet s’en tient à un état de fait : le bégaiement est l’origine de son monde. Il est son histoire, imparable, peut-être éternelle.
Mais s’il en reconstitue l’histoire, il n’en fait pas d’histoires et suggère que sa condition de bègue, par-delà ses obstacles, le poussa à une forme de saut dans l’existence exigeant un sens de l’affrontement, du combat, de la délicatesse dans le rapport aux autres.
S’il ne prétend pas à l’exemplarité, son parcours trace néanmoins un chemin édifiant pour tous ceux qui comme lui bloquent leurs mots, comme un mal insaisissable, mais aussi tous ceux qui voudraient le soulager et le comprendre, alors qu’il n’y a rien à soulager ou à comprendre : juste faire face, laisser faire, déjouer le piège, jouer de ses silences remplis de vie.
William Chiflet, Sois bègue et tais-toi (l’Archipel, 182 p., 17 €)
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