En 1941, la strip-teaseuse star Gypsy Rose Lee mettait en scène sa vie au cœur d’un cabaret new-yorkais. Une curiosité au ton acide typique du roman noir à la Raymond Chandler.
“Trouver des cadavres éparpillés dans tous les coins d’un théâtre de burlesque, c’est un truc qu’on n’oublie pas. Du moins pas tout de suite. Ce qui nous échappe, ce sont les détails, les petites choses qui, sur le coup, semblent sans importance.” Avouez que ça commence bien. Il faut dire que Gypsy Rose Lee, dont le style sur scène relevait plus du “tease que du strip” (selon ses mots), savait comment attirer.
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Dès le début de Mort aux femmes nues (The G-String Murders), son premier roman – elle en écrira deux –, elle impose un style et une gouaille typiques du roman noir, à l’époque (début des années 1940) où le genre – avec le film noir hollywoodien – compte ses meilleurs fleurons. Sauf qu’elle n’est ni un mec à la Ray Chandler ni a priori une écrivaine.
Attachant de drôlerie
Gypsy (1911-1970) est une danseuse de burlesque – autrement dit, une strip-teaseuse mais avec plumes d’autruche, cache-tétons à paillettes et cache-sexe brillant. Que cet essentiel colifichet se déplace, et il change de fonction, déréglant tout à l’Old Opera : une danseuse est retrouvée nue et morte, étranglée avec son G-string. Puis ce sera le tour d’une autre…
Peu importe si le premier meurtre est commis plus de cent pages après ce début tonitruant : ici, ce n’est pas le crime qui compte, mais l’ambiance d’une boîte à burlesque de la 42e rue de Manhattan, dans les années 1930. Pareil pour le whodunit : c’est un prétexte pour dévoiler les coulisses d’un théâtre et les relations entre ses employé·es (machinistes, showgirls, vedettes du burlesque, etc.).
C’est une plongée à huis clos dans un lieu qui l’est lui aussi, sur lui-même, et hypercodifié, avec ses propres règles, ses propres gestes, complètement différents de ceux du monde extérieur. D’où le choc quand ce dernier s’y invite par effraction, par exemple à travers des descentes policières, ce qui arrivait souvent à la fin des années 1930 sous la pression des ligues de vertu.
Gypsy Rose Lee s’est directement inspirée de son vécu, et de son expérience sur scène avec les fameuses Ziegfeld Follies. Si elle abuse un peu trop des dialogues et que l’intrigue tourne en rond, on lui pardonnera : son ton, son esprit acide sont attachants de drôlerie : “C’était mon dernier soir dans une boîte sinistre que son défunt propriétaire appelait malicieusement un ‘nightclub’. Sous les lumières tamisées, un orchestre de cinq musiciens enchaînait les airs, cependant que mon nouveau patron m’entretenait de mon avenir. À l’écouter, on aurait dit que je me préparais pour le ballet, ou au moins pour les Jeux olympiques.”
La galerie de personnages qu’elle met en scène vaut le détour, d’autant qu’elle sait croquer un portrait en quelques traits acérés
Et puis la galerie de personnages qu’elle met en scène vaut le détour, d’autant qu’elle sait croquer un portrait en quelques traits acérés. Il y a les strippers Dolly Baxter et Lolita La Verne ; la meilleure amie de Gypsy, Gee Gee Graham ; Biff Brannigan, son grand copain ; Stachi le concierge ; Moey, le marchand de bonbons du théâtre, etc.
La grande industrie du rêve
En 1941, quand elle publie Mort aux femmes nues, Gypsy est déjà une star, elle fait la couverture des magazines, elle a inventé l’image d’une stripper chic et sophistiquée – Dita von Teese s’en est inspirée –, elle est mentionnée dans des textes d’écrivains, de Joseph Kessel à Joseph Mitchell, et son premier roman recevra les éloges de John Steinbeck et de Tennessee Williams.
“Rançon du succès : on accuse Gypsy de n’avoir pas écrit seule son G-String Murders, soupçonnant l’autrice de romans noirs, la jeune Craig Rice, d’en être le nègre. Il n’en est rien. C’est d’arrache-pied que la strip-teaseuse a composé son livre, précisément dans le quartier de Brooklyn Heights”, écrit Thierry Clermont dans sa préface. Elle vit alors dans une vaste demeure surnommée la February House, sorte de communauté d’artistes qui deviendra culte puisque y vivent aussi Carson McCullers, Jane et Paul Bowles, Salvador Dalí, W. H. Auden et d’autres.
C’est sa vie qui est un roman : en 1957, son dernier livre, Gypsy: A Memoir, fera un carton. Elle y décrit comment, née Rose Louise Hovick, elle et sa sœur June furent “dressées” par leur mère à devenir enfants stars et à intégrer la grande industrie du rêve.
Rose Louise se révélant davantage douée pour le burlesque, c’est une vie sans cesse à la marge d’Hollywood, sans cesse flirtant avec le cinéma – elle aura un fils d’une liaison clandestine avec le réalisateur Otto Preminger – qu’elle décrit : le burlesque comme copie, presque parodique, du mythe et du glamour hollywoodiens. Ironie du sort, ce petit monde inspiré des stars traversera le miroir en sens inverse : The G-String Murders sera adapté au cinéma en 1943 par William Wellman, sous le titre Lady of Burlesque, (L’Étrangleur, en français) avec Barbara Stanwyck dans le rôle – aseptisé – de Gypsy.
Mort aux femmes nues de Gypsy Rose Lee (Éditions du Masque/“Le Poche”), traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Le Houbie et Léo Malet, 272 p., 9,10 €. En librairie depuis le 12 mai
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