De passage en France, “King” Eric publie un carnet nourri de ses dessins et réflexions intimes. Derrière ses petits bonhommes faussement naïfs, l’ancien footballeur tente de nous faire prendre de la hauteur sur notre époque. Au menu de cet entretien : ses goûts artistiques, la montée du nationalisme mais aussi Marcelo Bielsa (avant que Lille ne le suspende de sa fonction d’entraîneur).
Son exil en terre lisboète a inspiré un carnet à Eric Cantona. A l’intérieur de ce journal de bord, des dessins et aphorismes drôles et parfois émouvants dont le trait faussement candide rappelle l’acuité de l’artiste britannique David Shrigley. “Qu’y a t-il vraiment dans la tête du footballeur le plus fantasque et iconique de l’histoire ?”, serait-on tenté de se demander en parcourant ces pages. Derrière une écriture volontairement maladroite, de grandes questions existentielles (la mort, la quête de sens, les religions, le consumérisme) mais aussi cette poésie qui a toujours fait de lui un artiste à part. Le col relevé, Canto prouve qu’il n’est jamais là où on l’attend.
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Comment vous-êtes vous initié à l’art ?
Eric Cantona — Par mon père. Il y avait un endroit dans la maison où il peignait. Je traînais dans son atelier, je dessinais avec lui. Il me donnait des trucs à peindre. Je me rappelle de l’odeur d’essence de térébenthine qui flottait dans la pièce. A 10 ans, il m’a emmené dans des galeries et il a partagé avec moi sa vision du monde. Il a toujours été émerveillé par tout : un paysage, une lumière, une ruelle. Ce que je regrette, comme je l’explique dans la préface, c’est que les téléphones et la technologie nous coupent de cette observation.
Il y a quelque temps, j’étais avec mes enfants au Portugal et je leur ai interdit d’avoir un portable. Nous étions devant un coucher de soleil dans un endroit paradisiaque et mon fils m’a dit en évoquant un gamin rivé sur son portable : “Tu as vu, papa, il regarde même pas le coucher du soleil”. Ce n’est pas une critique mais c’est révélateur de l’importance que les parents ont sur l’initiation au monde de leurs enfants.
Vous avez gardé vos dessins d’enfant ?
J’ai dû garder quelques trucs. Je me rappelle que j’avais fait une reproduction d’un autoportrait de Van Gogh en peinture à l’huile. Je devais avoir 12 ans et c’était ma grand-mère qui l’avait conservée. Elle doit être quelque part.
Comment est née l’idée de compiler vos dessins dans ce carnet ?
J’ai toujours fait des personnages mais là j’ai eu envie d’y ajouter quelques petites légendes. Je m’astreins à dessiner sans que jamais la pointe du feutre ne quitte le papier. J’ai envie que ça reste quelque chose de simple. J’aime beaucoup le mouvement Cobra avec Pierre Alechinsky ou encore Karel Appel, dont les peintures donnent parfois l’impression d’avoir été réalisées par un enfant.
Je suis en admiration devant les personnages simples et naïfs de Jean Dubuffet. Je rêverais de pouvoir dessiner avec cette spontanéité. Quand je vois les dessins que fait ma fille à 4 ans, je me dis qu’elle associe les couleurs de manière incroyable. Pour retrouver cette spontanéité, j’écris ou dessine parfois à l’aveugle, les yeux fermés. Je veux garder ce côté naturel et maladroit.
Derrière ces dessins d’enfant, vous tournez aussi en ridicule nos croyances collectives et notre société phallocentrée…
Mes dessins sont toujours guidés par une réflexion. Soit je pars d’un dessin et j’ajoute une note car je fais assez confiance à l’inconscient. Soit je pars de la légende. C’est vrai que j’aime déconstruire certaines de nos croyances collectives. J’ai un débat intérieur en ce moment sur cette “démocratie” que l’Occident souhaite à tout prix exporter au monde entier. Je me demande jusqu’à quand nous allons mépriser les autres cultures. Jusqu’à quand nous allons avaler le discours qui dicte d’intervenir pour libérer un pays d’un dictateur. Jusqu’à quand nous allons fermer les yeux et ne nous poser aucune question sur nous-mêmes…
Vous avez dessiné un drapeau tricolore auquel vous avez accolé le mot “frontières”. Le nationalisme est un autre mythe à déconstruire, selon vous ?
Quand on écoute Trump parler, c’est le retour de la grande Amérique. Lors des élections en France, c’est le retour d’un grand pays. J’aime zoomer et dézoomer lorsqu’il s’agit de patriotisme. Après avoir pensé à son pays, on pense forcément à sa région, puis à sa ville, puis à son quartier. Pour au final se rabattre sur sa rue, puis sa maison et son nombril. Moi, j’estime ne pas avoir de pays, j’appartiens à l’humanité. Ma mère est née de parents espagnols et mon père vient de Sardaigne. Je me suis construit en France mais aussi en Angleterre, en Espagne et aujourd’hui au Portugal. Sans doute que demain j’irai ailleurs, je ne me sens pas lié à un territoire, ça n’a pas de sens.
Vos dessins sont parsemés de cercueils, d’escaliers, on a l’impression que la mort et la peur de vieillir vous travaillent…
Ce n’est pas une angoisse qui m’empêche de vivre mais c’est un sujet incontournable, surtout lorsque l’on arrive à 50 ans. Par angoisse, je n’ai pas envie de me raccrocher à une religion (rires). On est toujours travaillé par la trace que l’on va laisser et si l’éternité existe, je pense qu’elle se retrouve dans le souvenir qu’on laisse dans les yeux des gens que l’on a connus. Que ce soit ses amis ou sa famille. C’est pour ça que je termine le livre en écrivant “Nous en sortirons vingt cœurs et peut-être m’aiment des millions”.
On sent que vous aimez sortir de votre zone de confort, en naviguant entre le sport, le théâtre, le cinéma…
Pour moi, l’écriture, la peinture, le cinéma, c’est la même chose. Je pense que nous sommes toujours le reflet de notre personnalité. Je me rappelle qu’une fois, j’avais joué à un petit jeu avec des joueurs du centre de formation de Valenciennes. Ils m’avaient posé des questions durant une heure et je les avais observés. A la fin, je leur ai proposé de deviner les postes auxquels ils jouaient. Et selon leurs questions, j’ai donné le bon poste à tous.
Vous me voyez jouer à quel poste ?
Vous devez jouer stoppeur.
Bien vu (rires). Votre amour de l’art a-t-il influé sur votre manière de jouer au foot ?
Je pense, oui. J’ai toujours été amoureux de la beauté du jeu. J’étais un gagneur mais j’ai toujours voulu gagner avec panache. Comme l’Ajax de Johan Cruyff, le Manchester d’Alex Ferguson, le Milan d’Arrigo Sacchi ou les équipes entraînées par Marcelo Bielsa. J’ai toujours eu cet amour du jeu et de la vie.
Vous pensez quoi de Bielsa ?
J’adore Bielsa. C’est un mec qui a une vraie vision du monde, qui est intelligent. Il dépasse le cadre du football, c’est un philosophe. Parfois, je lis des discours de Bielsa et il me fait pleurer. Est-ce que le football français mérite Bielsa ? Je ne pense pas, mais c’est une autre question.
Vous avez dit un jour : “Il vaut mieux vivre avec ses passions en marge (du milieu du foot) que se laisser bouffer vivant par ce système”. Vous le pensez toujours ?
Il y a des entraînements, le match et la vie que l’on mène à côté. Je ne crois pas que l’on puisse penser uniquement au foot. Je vivais à 90 % pour cela mais j’essayais de me ménager des petits temps pour boire un verre ou découvrir des choses nouvelles. J’avais envie de jouer avec les meilleurs, dans les plus grands clubs, mais j’ai essayé de résister aussi à un système. J’avais un rêve enfant et je voulais que le football que je vivais lui ressemble le plus possible.
C’est la raison pour laquelle vous avez voulu choisir la fin de votre carrière ?
J’avais une vraie passion pour ce jeu, j’ai tout donné et ce n’est pas facile car cela implique beaucoup de sacrifices. Quand j’ai senti que je perdais cette passion, j’ai préféré arrêter. J’allais jouer pourquoi, sinon ? J’aurais pu refaire plusieurs saisons à Manchester, aller aux Etats-Unis, mais j’ai toujours eu besoin d’une flamme pour jouer.
Pourquoi s’est-elle éteinte alors que vous étiez à votre apogée ?
Une fatigue mentale. Peut-être qu’à 30 ans je me disais que je ne progresserais plus et que j’allais stagner. ça fait partie du métier de footballeur, de toujours vouloir progresser, et quand on n’a plus de leitmotiv, c’est dur de continuer
N’est-ce pas dur de ne plus connaître l’adrénaline du terrain, surtout lorsque l’on a été autant adulé ?
J’ai eu la chance d’être le héros que je voulais être. Au départ, je me préparais à l’anonymat complet. Ensuite, j’ai pu avoir d’autres passions qui m’ont procuré de l’adrénaline sur scène. ça m’a permis de compenser, même si le sport de haut niveau est une drogue dure et que l’on vit fatalement un manque lorsqu’on arrête, même lorsqu’on s’y prépare.
Est-ce que vous avez toujours été attiré par l’inconnu ?
Oui. Si vous venez chez moi, vous verrez que je n’ai aucun objet sur le foot ou le cinéma. Je ne veux pas être prisonnier de mon passé. Si je me retourne sur ma carrière et qu’exceptionnellement j’accepte que l’on en parle, je me dis : “C’est vrai, c’était bien, c’était beau”. Mais c’était tellement beau que je n’ai pas envie de rester scotché dessus. J’ai peur du vide mais je n’ai pas peur de l’inconnu. J’aime bien ce voyage dans l’inconnu car il permet de rencontrer des gens et d’évoluer.
Pour survivre, auriez-vous pu évoluer sans passions ?
Non, c’est une question de vie ou de mort pour moi. Si je n’avais pas été footballeur, j’aurais été aventurier. J’ai beaucoup d’admiration pour ces gens qui font des boulots qu’ils n’ont pas envie de faire. Je pense que lorsque l’on a un rêve, on doit l’assumer, et lorsque l’on est doué pour quelque chose, on doit aller au bout de sa passion pour voir où elle nous mène. C’est comme une histoire d’amour, il faut la vivre à fond sinon on finit seul avec ses regrets.
Mon carnet (Flammarion), 128 pages, 14 €
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