Réexplorer le passé pour le réparer. Dans L’Herbe des nuits, Patrick Modiano repart chasser les fantômes d’une enfance étrange et menaçante qui ne le quitte pas.
Paris, les sixties, un homme part à la recherche d’une femme qu’il a aimée quarante ans auparavant… Le nouveau roman de Patrick Modiano, L’Herbe des nuits, titre emprunté à un vers de Mandelstam, ne déroge pas aux règles de l’univers modianesque. Depuis plus de quarante ans, Modiano nous donne à lire presque le même roman, à quelques variantes près, et nous (re)prend dans les brumes de son monde enchanté. Ici, la jeune femme mystérieuse se nomme Dannie, habite un temps au pavillon du Maroc à la Cité universitaire, fréquente toute une bande de types louches, aurait eu un passé étrange puis disparaît dans des circonstances restées floues.
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Sur ce XIIIe arrondissement d’hier plane le danger, et un homme mû par le désir se souvient. Pour nous, tout recommence. Comme à chaque roman de Modiano, on tombe sous le charme de sa mélancolie – car il y a une mélancolie typiquement modianesque : ses personnages masculins en quête d’une femme disparue nous disent qu’il faut souvent des années, voire des décennies, pour comprendre qui l’on a vraiment aimé, et qu’alors c’est trop tard.
Pourtant, nulle nostalgie chez cet auteur qui nous reçoit dans son bureau aux murs couverts de livres et de guides de Paris, où trône un vaste canapé rouge digne du cabinet d’un psychanalyste. C’est là qu’il écrit autour d’un passé qui le hante justement comme des rêves récurrents. Sauf que l’onirisme, chez Modiano, a parfois des allures de cauchemar et que cet auteur qu’on associe souvent aux souvenirs, à la mémoire, se passionne avant tout pour l’oubli.
Dans ce nouveau roman, il s’agit une fois encore de Paris, des sixties, d’un homme qui part à la recherche d’une femme qu’il a aimée… on dit souvent que vous écrivez toujours à peu près le même livre. Qu’en pensez-vous ?
Patrick Modiano – J’ai souvent l’impression que le livre que je viens de finir n’est pas content, qu’il me rejette parce que je ne l’ai pas abouti. Comme on ne peut plus revenir en arrière, il me faut alors en commencer un autre, pour aboutir enfin le précédent. Donc je reprends certaines scènes pour les développer davantage. Ces répétitions ont un côté hypnotique, comme une litanie. Je ne m’en rends pas compte quand j’écris, et puis je ne relis pas mes livres plus anciens car ça me bloquerait… Vous savez, il est difficile d’avoir de la lucidité sur ce qu’on écrit. La répétition vient peut-être du fait que je suis travaillé par une période de ma vie qui revient sans arrêt dans ma tête.
Les années 60 ?
Oui, quand j’ai entre 17 et 22 ans. C’est mon moteur romanesque parce que c’était une période bizarre, chaotique. Je n’avais aucune assise familiale ou sociale. Ces éléments reviennent sans arrêt comme des rêves récurrents.
Que faisiez-vous entre 17 et 22 ans ?
Je ne faisais pas d’études. J’étais à Paris après avoir été sans arrêt en pension, j’avais une chambre chez ma mère qui n’était jamais là. J’étais livré à moi-même. Une période de rencontres étranges, avec des gens plus âgés, qui me donnaient le sentiment d’un danger permanent. L’impression, n’étant pas majeur, d’avoir tout vécu de façon illégale, dans la clandestinité.
Comment choisissez-vous les quartiers de Paris où se déroule votre roman ?
Ce sont des quartiers que j’ai fréquentés, et certains me reviennent de façon insistante, comme le XIIIe vers Montsouris et la Cité universitaire dans L’Herbe des nuits. Ils sont rattachés à ces cinq années qui furent une parenthèse étrange de ma vie, à des choses que j’ai mal vécues. C’est comme un trou noir. Les gens que je rencontrais pouvaient m’entraîner dans des trucs dangereux, l’impression de menace était constante. C’était aussi que le Paris de l’époque était assez inquiétant.
Dans L’Herbe des nuits, Paris semble hanté par la colonisation et la guerre d’Algérie…
Car certains quartiers de Paris étaient très inquiétants pendant la guerre d’Algérie : le XIIIe ou la porte de Clignancourt. Des gens qui passaient dans l’appartement de ma mère, sur les quais, étaient gentils avec moi et m’emmenaient dans des lieux bizarres. Ils étaient liés à la guerre d’Algérie. Il y avait des cafés vers la place d’Italie, boulevard Vincent-Auriol, où des hommes appartenaient à des sortes de police supplétive ; des Français ou des Algériens, ces types-là surveillaient tout. C’étaient des barbouzes qu’on envoyait aussi en Algérie pour se débarrasser de l’OAS. Tout cela m’effrayait.
Donc vous n’écrivez pas par nostalgie du passé ?
Non, pas du tout. Ce sont des choses qui me paraissent presque oniriques tellement elles sont lointaines. Ce sont des choses que j’ai vues ou côtoyées, des choses menaçantes…
C’est en 1968, au moment où vous publiez La Place de l’Étoile, à 23 ans, que vous allez mieux ?
En effet. Avant d’écrire ce roman, j’avais déjà écrit. J’avais essayé d’écrire quelque chose qui me concernait d’une manière plus directement autobiographique, où j’essayais de décrire tous les trucs bizarres que je voyais. Mais j’ai perdu une grande partie de ce texte, alors je suis passé à un roman et ça a donné La Place de l’Étoile. La perte ou le vol de mon texte précédent participait de l’atmosphère désagréable de ma jeunesse, atmosphère qui avait eu un précédent dans mon enfance. Quand j’étais enfant, ma mère m’avait confié à une amie qui me gardait dans sa maison dans les environs de Paris et déjà il s’y passait des choses bizarres. Puis je me suis intéressé à l’Occupation, car je suis un produit de cette période-là, étant né en 1945. Des gens que voyait mon père durant mon enfance étaient très étranges aussi, ça bifurquait vers le marécage de l’Occupation.
Pour écrire, retournez-vous sur les lieux dont vous parlez dans vos romans ?
Oui, mais c’est souvent désagréable. Tout ce que je dis de cet hôtel rue du Montparnasse, L’Unique Hôtel, c’est ce que j’ai vu dans les années 60. J’y suis retourné, or L’Unique Hôtel n’existe plus, c’est devenu un hôtel assez cher. Le malaise, c’est que cela ne m’évoque plus rien. C’est comme si en écrivant je faisais le rêve de pouvoir revenir en arrière et de revivre, mais en bien, ce que j’ai mal vécu à l’époque. Comme si je pouvais traverser le miroir du temps et réparer le passé. C’est pourquoi souvent, dans mes livres, les personnages essaient de retourner dans leur passé. Et quand les lieux ont disparu, le retour et la réparation deviennent impossibles.
Qui est cette femme que vos héros tentent de retrouver de livre en livre?
C’est la même personne qui revient de roman en roman, mais de façon fantomatique, pas parce que j’aime les êtres éthérés, mais comme une photo qui aurait été rongée par les moisissures du temps et par l’oubli. C’est l’oubli qui est le fond du problème, pas la mémoire. On peut avoir été très intime avec quelqu’un, et, des années après, cette personne apparaît comme rongée, avec des pans entiers manquant dans votre mémoire. Ce sont ces fragments d’oubli qui me fascinent.
Recueilli par Nelly Kaprièlian
L’Herbe des nuits (Gallimard), 192 pages, 16,90 €. À paraître le 4 octobre
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