Milan Kundera est mort mardi 11 juillet d’une longue maladie. Il avait 94 ans.
On le disait malade depuis longtemps. Milan Kundera est décédé à 94 ans. Il vivait en exil depuis quarante ans à Paris dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, avec sa femme Vera. Devenu un classique de son vivant avec L’Insoutenable Légèreté de l’être (1984), Milan Kundera s’est opposé au régime soviétique à travers sa vie et ses livres, y explorant les thèmes de l’humain confronté à un régime totalitaire, c’est-à-dire face à l’horreur et à l’absurde, donc également les thèmes de la trahison, de la médiocrité, de la liberté possible ou impossible. Après avoir écrit poèmes et courts textes, Kundera publie son premier roman, La Plaisanterie, en 1967. Sans doute son plus grand livre sur ces questions, l’œuvre s’ouvrant sur un narrateur revenant dans sa ville natale après quinze ans d’absence, plein de rancune. La Plaisanterie raconte le manque dangereux d’humour d’un régime totalitaire, sa littéralité qui mène au pire : sur une carte postale qu’il envoie à sa petite amie, un jeune homme écrit une blague autour de Trotsky. Le parti communiste l’interprète mal et va le condamner – et lors de son jugement, même sa fiancée vote contre lui.
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Milan Kundera est né le 1er avril 1929 à Brno, en Tchécoslovaquie, dans une famille dont le père est pianiste et musicologue. S’il a commencé par étudier la musique, il se tourne au début des années 1950 vers des études de cinéma à l’École supérieure de cinéma de Prague, alors foyer de l’avant-garde artistique et intellectuelle (la cinéaste du film féministe Les Petites Marguerites, Vera Chytilova, y passa aussi). Dans sa jeunesse, Kundera fut un membre convaincu du PC, mais en fut renvoyé deux fois pour “activités anticommunistes”, d’abord en 1950, puis en 1970 pour avoir participé au printemps de Prague en 1968. Blacklisté dès l’entrée des chars russes à Prague, Kundera fut renvoyé de son poste d’instituteur, son roman, La Plaisanterie, censuré, et il fut déchu de sa nationalité tchécoslovaque. C’est en 1975 qu’il parvient à s’exiler en France, où il obtient la nationalité française six ans plus tard, et se mettra même à écrire en français dans la décennie suivante – La Lenteur (1995), L’Identité (1998) et L’Ignorance (2000), ainsi que son tout dernier roman, La Fête de l’insignifiance (2013), mettant en scène les tribulations drolatiques d’une bande d’amis au jardin du Luxembourg à Paris.
S’abriter des aberrations du monde
C’est sans conteste L’Insoutenable Légèreté de l’être, paru en 1984, qui le rendit internationalement célèbre, notamment grâce à l’adaptation cinématographique qu’en fit Philip Kaufman, avec Daniel Day-Lewis, Juliette Binoche et Lena Olin dans les rôles principaux. Kundera détestait le film, n’y voyant qu’une simplification à outrance des multiples niveaux de lecture de son texte. Le roman met en scène deux homme et deux femmes, chacun·e représentant une facette des Tchèques plongés dans le printemps de Prague de 1968. Chacun·e se débattant avec ses questionnements intimes, ses ambivalences amoureuses, ses doutes existentiels, alors que le contexte politique et leur vie quotidienne ne vont pas tarder à basculer. Attirant alors une attention trop grande de la part de la presse, se sentant surexposé, souvent manipulé, voire trahi, dans ces interviews, Milan Kundera décide de ne plus donner d’entretien, de se retirer de la vie publique, de ne plus se consacrer qu’à la littérature et à ses proches. L’une de ses dernières interviews, il la donnait à son ami et fidèle soutien, Philip Roth, en 1980, au New York Times. Pour lui, le roman n’avait plus sa place dans le monde : “Le monde totalitaire, qu’il se fonde sur Marx, l’islam ou n’importe quoi d’autre, est un monde de réponses plutôt que de questions.” Et puis partout dans le monde, les gens préféraient “juger plutôt que comprendre. Dès lors, la voix du roman peut difficilement être entendue à travers l’idiotie des certitudes humaines”.
L’humain et sa petitesse tragique
Milan Kundera ne rompit son silence médiatique qu’en 2008, pour réfuter radicalement l’accusation dont il venait de faire l’objet par le magazine Respekt : avoir dénoncé, cinquante ans auparavant, un jeune Tchèque passé à l’Ouest. Il avait alors reçu le soutien de Salman Rushdie, Philip Roth, J.M. Coetzee, Nadine Gordimer et beaucoup d’autres écrivains. Ultime farce – ou tragédie – faite à un écrivain qui, issu de l’Est, aura consacré son œuvre à l’absurdité du monde, des humains et de l’existence ? Une œuvre à relire indéfiniment, mais surtout aujourd’hui – hantée par la mélancolie de la perte, la nostalgie de mondes qui basculent irrémédiablement, le savoir que les proches peuvent trahir aussi facilement, que l’on est terriblement seul. Une œuvre pétrie de philosophie, de tragédie et de fantaisie. Une œuvre tendue par un grand éclat de rire désespéré face à la la folie humaine et l’insignifiance de toutes choses. Dans son tout dernier texte, La Fête de l’insignifiance, paru il y a dix ans, il écrivait ainsi ce qui résonne aujourd’hui comme un testament : “L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence même de l’existence. Elle est avec nous, partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne peut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. […] Nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant. Il n’y avait qu’une résistance possible : ne pas le prendre au sérieux.”
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