Le grand Schtroumpf, un pur sosie de Staline ? Donald Duck, un outil de propagande ? Deux essais ludiques et pointus décryptent la face cachée de deux grands mythes de la culture de l’enfance. Réservés aux adultes.
Il n’y a pas si longtemps, l’enfant que vous étiez pleurait devant Bambi et les pitreries de Donald vous faisaient hurler de rire. Sans parler des fois où vous avez supplié vos parents de vous laisser aller à l’école en pyjama Mickey. Ce temps est révolu, certes, mais il vous arrive encore aujourd’hui de forcer votre enfant à regarder le DVD de Blanche-Neige et les sept nains (« tu vas voir, c’est mille fois mieux que Shrek et toutes ces conneries ») et de vous retrouver face à une moue perplexe.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Comme si tout cela ne déchirait pas déjà votre coeur, voilà que débarque un autre briseur de rêves : un critique et historien d’art outillé jusqu’aux dents (membre du collectif Fric-Frac Club), prêt à ruiner votre dernier zeste d’innocence.
Un Mickey turbulent, bagarreur et obsédé sexuel
Dans L’Assassinat de Mickey Mouse, Pierre Pigot livre une brillante analyse critique de la « disneylogie », qui change la manière de voir Mickey et Donald. Signes, métaphores, messages : depuis leur naissance à la fin des années 20, les films Disney ont, selon l’auteur, véhiculé des idéologies et des psychoses sociales, « des incarnations de leur époque perméables aux contradictions du Zeitgeist ou des horreurs de la guerre ».
Prenez Mickey par exemple : dans l’esprit des personnes nées après 1940, la souris légendaire est associée à un personnage plutôt ennuyeux, un modèle de vertu, à qui on a fini par coller des habits de détective privé. Cependant, n’importe quel retraité américain pourrait témoigner que le Mickey d’origine était tout l’inverse : turbulent, bagarreur, obsédé sexuel (rapport à Minnie).
Après deux ans de dessins animés « orgiaques » acclamés dans les salles, ce « Mickey anarchiste et loser » va être muselé, pacifié et, selon le mot de Pierre Pigot, « assassiné ». Les raisons ? Victime de son succès commercial, Mickey doit être délesté de son aura politiquement incorrecte pour tenir un rôle de peluche aseptisée et « complaire à l’hypocrisie morale du divertissement culturel, censé plaire au plus grand nombre ».
La « face cachée » des lutins bleus
Pierre Pigot parle de « péché originel », de « meurtre psychique commandité par la raison financière », de la même manière qu’Antoine Buéno, dans son facétieux Petit Livre bleu, évoque le merchandising des Schtroumpfs, passés à partir des années 80 et leur adaptation en film « au laminoir de l’industrie culturelle américaine ». L’essai de ce chargé de mission au Sénat, maître de conférences à Sciences-Po (et auteur du roman d’anticipation, Le Soupir de l’immortel), se propose de décoder « la face cachée » des petits lutins bleus surgis du crayon de Pierre Culliford, alias Peyo, en 1958.
Sa thèse : « La société des Schtroumpfs est un archétype d’utopie totalitaire empreint de stalinisme et de nazisme. » Et l’auteur de démontrer, par un raisonnement plus réglé qu’une potion de Gargamel, l’imaginaire politique ultrarance qui irrigue les aventures de nos amis les Schtroumpfs.
On part d’analogies rigolotes (le Grand Schtroumpf sosie de Marx voire de Staline, Schtroumpf à lunettes assimilé à Trotski, Gargamel en Satan capitaliste), pour arriver à la conclusion d’un village bâti sur le modèle d’une société réactionnaire, phallocrate et misogyne (pauvre Schtroumpfette assignée au baby-sitting et au ménage), antisémite (Gargamel en caricature du Juif « tel que la propagande stalinienne le représente ») et raciste (l’album Les Schtroumpfs noirs).
Regard pointu et recherches fouillées
De son côté, Pierre Pigot revient sur les années noires de la filmo Disney, alors à la botte du gouvernement Roosevelt. « L’oncle Walt » rêve de rivaliser avec le « grand art » par des récits plus mimétiques avec le réel (Blanche-Neige, Pinocchio, Fantasia) et associe sans trop de scrupules son Donald à des films de propagande militaire. Le canard le plus colérique du staff (qui a, en quelque sorte, hérité des traits du Mickey originel) devient porte-parole de l’Etat, « camelot publicitaire » incitant le citoyen américain à payer ses impôts, tout comme il s’est aussi rendu coupable de « racisme diffus » dans le courant des années 30.
Critiques, iconoclastes (étripant au passage nos dernières illusions enfantines), ces deux ouvrages le sont assurément. Pour autant, leurs auteurs ne cessent de clamer leur amour pour leur objet d’étude, et ne se sont pas confrontés à ces Everest de la culture populaire sans l’appui d’un regard pointu et de recherches fouillées. Il s’agit d’ailleurs d’un autre point commun à ces deux stimulants ouvrages : revendiquer la prise en charge d’un art considéré comme mineur par un discours philosophique, politique, moral et esthétique. C’est ainsi que l’on peut « superposer une approche d’adulte à une perception enfantine », commente Antoine Buéno. Et peut-être aussi, à condition de ne pas avoir pris dix tailles, de réenfiler ce fameux pyjama planqué depuis vingt ans au fond de votre armoire. Si ça se trouve, il vous schtroumpfe encore vachement bien.
Emily Barnett
L’Assassinat de Mickey Mouse de Pierre Pigot (PUF), 184 pages, 16 euros Le Petit Livre bleu d’Antoine Buéno (Hors collection), 193 pages, 12,90 euros
{"type":"Banniere-Basse"}