Quand un critique rock traverse le miroir pour fonder un groupe avec son fils de 16 ans : Michka Assayas raconte son voyage dans Un autre monde, son nouveau roman.
C’est une histoire digne d’un roman de Nick Hornby : un écrivain d’une cinquantaine d’années, fan de musique depuis l’âge tendre, critique rock éminent, décide un jour de monter sur scène, assouvissant ainsi un rêve lointain dont il a mis du temps à accepter la réalité pressante.
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L’histoire ne se passe pas à Londres mais à Paris, le journaliste n’est pas Lester Bangs mais le non moins respecté Michka Assayas. Auteur d’un monumental Dictionnaire du rock, de quelques romans plus ou moins remarqués, d’un livre best-seller d’entretiens avec Bono, cet homme a une voix douce, un rire et un regard d’enfant. Pas le genre de journaliste que l’on imagine bouillonner de l’envie de faire hurler les guitares.
Il l’annonce d’ailleurs tout net à la première page d’Un autre monde, le récit de son passage du commentaire à l’action : “J’appartiens à cette catégorie de l’humanité pour qui chanter et jouer d’un instrument (…) a longtemps paru un exploit impossible”.
Un déclic généalogique
Pourtant, en 2005, comme un gamin des faubourgs de Brighton, il improvise sur GarageBand des bribes de morceaux, avant de filer quelques mois plus tard à Pigalle s’acheter une basse. Le déclic n’est ni politique ni sentimental, mais plutôt généalogique : très vite, Michka forme un embryon de groupe de rock avec son fils de 16 ans.
Drôle de timing pour un homme qui a passé sa vie dans des studios d’enregistrement et des backstages de concerts, à parler musique avec la crème du rock international. Assayas s’autorise sur le tard à traverser le miroir et dément l’impression première que cette aventure pourrait donner : celle d’un journaliste rock frustré qui rêvait en cachette de prendre la place de ses idoles.
“La manière dont on passe de l’idéalisation à mettre les mains dans le cambouis”
“Jouer de la musique, c’était plutôt un fantasme que j’ai longtemps eu envie de laisser à l’état de fantasme, explique-t-il. Quelque chose que je ne me serais jamais autorisé à 25 ou 30 ans. Ce livre raconte la manière dont on passe de l’idéalisation à mettre les mains dans le cambouis, avec tout ce que cela suppose d’à-côtés sordides et ingrats.”
“Moi, j’avais très peur de la vie réelle…”
Effectivement, si Michka Assayas est un intellectuel très généreux de son admiration, qu’il distribue à des centaines de groupes, et aussi à son fils, jeune, beau, téméraire et magnifiquement confiant, il se réserve à lui-même un jugement sans concession. C’est sans conteste ce qui rend son écriture touchante, et son récit émouvant.
Né en 1958 à Paris, Michka Assayas a grandi dans une famille d’artistes. Son père est scénariste, sa mère styliste. Très tôt, son frère Olivier s’oriente vers le cinéma. Il est aussi sûr de lui que Michka est timide, aussi volontaire que Michka est indécis.
“Mon frère a toujours été dans l’action, dit l’écrivain de son aîné de trois ans. Pour le cinéma, il faut savoir foncer. Et il a su très tôt ce qu’il voulait faire, c’était clair et net. Moi, j’avais très peur de la vie réelle, j’avais l’impression que je me noierais, que je n’arriverais pas à trouver ma voie. J’étais timide, je rougissais, je perdais mes moyens. Je me suis replié sur moi-même et écrire est devenu une sorte de thérapie.”
Le critique vit sa passion comme une bataille quasi idéologique
En bon “nerd” des années 1970, Michka Assayas trouve l’occupation parfaite pour son tempérament passionné par les âmes torturées de ses chanteurs préférés, mais sans doute trop torturé lui-même pour se mettre en scène comme eux : dès l’adolescence, il accumule une connaissance encyclopédique de la musique et met son savoir au service de la presse rock, à l’époque encore embryonnaire.
“Une sorte de musée géant où je me suis laissé enfermer”
Seul face à une feuille blanche, il ordonne son monde, l’agence en mots, analyse, décrypte, dissèque jusqu’à la névrose. “Cette obsession maladive m’a condamné à errer, étourdi et enivré, dans une sorte de musée géant où je me suis laissé enfermer”, écrit-il.
En 2000, il met son savoir à contribution pour accoucher d’une œuvre monumentale, un Dictionnaire du rock en trois volumes qui fait le tour de la question et grave dans le marbre un style singulier : bienveillant et passionné, le critique sait aussi être tranchant et vit sa passion comme une bataille quasi idéologique.
Ses premières amours : Elvis Costello, The Smiths, U2, The Jam
Grandi dans les années 1970, Assayas a connu le rock engagé et appris à vivre sur microsillons, à une époque où la musique était encore l’accessoire d’une vision du monde : “Quand j’étais jeune, selon que tu étais de gauche ou de droite, tu ne vivais pas de la même façon ; tu ne lisais pas les mêmes journaux ou les mêmes livres, tu n’allais pas voir les mêmes films et tu n’aimais pas les mêmes groupes…”
Pas nostalgique pourtant, ce mélomane obstinément fidèle à ses premières amours pour Elvis Costello, The Smiths, U2 ou The Jam constate la dissolution du sens dans la musique des années 1990, au profit d’un “mouvement purement hédoniste où les morceaux étaient une sorte de transe sans paroles”.
“Je n’en peux plus de la contemplation de la désolation”
Quand il passe lui-même à l’acte, c’est pourtant allégé de toute velléité d’imitation et avec une candeur qui réchauffe l’âme : “Entre Guy Debord et le punk, la négativité m’a fondé. Mais ce qui me semble révolutionnaire aujourd’hui, c’est de dire que je suis heureux. Et j’ai envie que la musique rende les gens heureux. Je n’en peux plus de la contemplation de la désolation.”
“Sortir de cette position du mec qui regarde derrière la vitre”
C’est peut-être aussi cette acceptation de la joie qui a fait le lit de sa témérité nouvelle : enfin, le petit Parisien bourgeois et intello, littéraire et normalien, s’autorise une aventure sur un terrain qu’il a longtemps pensé réservé aux écorchés de la vie, aux charismatiques ou aux désespérés.
Parce qu’il a les livres dans le sang, il parvient cependant à faire de son expérience sur scène matière à littérature : “En me mettant à faire de la musique, je voulais sortir de cette position du mec qui regarde derrière la vitre, je voulais être dedans. Aujourd’hui, je suis revenu en moi-même, dans ma peau, j’ai écrit ce livre mais j’ai fait une révolution.”
Et l’histoire ne va pas s’arrêter là. Epousant le cliché de l’artiste à la fois mégalo et rongé par le manque de confiance, Michka Assayas confesse avoir l’ambition, avec son groupe, de “faire quelque chose de fort qui touche des centaines de milliers de personnes”.
“J’ai encore en moi une certaine insécurité”
Pourtant, Michka tempère immédiatement son propos : “J’ai encore en moi une certaine insécurité. Mon approche est artisanale, il faut que je répète bien, mais tant que je me réveille en ayant envie de faire ça, je crois que je peux y arriver. J’ai encore de l’énergie. Ça prend du temps mais je suis très opiniâtre. Il faut l’être pour faire un livre.”
Une aventure née du désir de se rapprocher de son fils
Passionné, ado dans l’âme mais père attentif, Assayas ne refuse pas de vieillir mais entend le faire à sa manière. Le plus émouvant, dans ce livre parfois un peu bancal, c’est justement le récit du lien qui l’unit à son fils : cette aventure est née avant tout d’un désir de se rapprocher de ce gamin dont il se croyait complice et dont il a dû accepter l’altérité.
“Mon fils n’a jamais eu de colère contre moi, plutôt une incompréhension.” Leur relation se nourrit de rivalité plus que de révolte : “Il me piquait tout le temps mes chemises, s’intéressait à la musique que j’aimais, mais s’acharnait à ne pas retenir les noms des groupes pour me provoquer. Il peut m’envier des choses comme je lui en envie d’autres.”
Une analyse in vivo du rôle de parent à l’ère des illusions perdues qui ferait, tiens donc, un magnifique sujet de chanson. Ou même de roman. Le dossier Assayas est classe mais pas classé.
Un autre monde (Rivages), 200 pages, 18 €
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