Dans le passionnant “La diagonale de la rage”, le sociologue Michel Kokoreff analyse tous les mouvements de contestation sociale en France, de 1970 à aujourd’hui. Entretien.
Vague de crimes racistes de 1971 à 1973, Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, grèves de 1995, émeutes dans les quartiers populaires en 2005, mouvement contre le CPE en 2006, manifestations contre la loi travail et Nuit debout en 2016, mouvement des Gilets jaunes à partir de 2018, grève contre la réforme des retraites en 2019… Depuis le début des années 1970 et particulièrement depuis 2016, la conflictualité sociale à l’œuvre dans l’hexagone s’avère des plus vives, des femmes et des hommes de “La France ‘d’en bas’” se soulevant afin de lutter contre “le rouleau compresseur du néolibéralisme autoritaire”.
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C’est toute cette histoire que Michel Kokoreff, professeur à l’université de Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, analyse dans La Diagonale de la rage – Une histoire de la contestation sociale en France des années 1970 à nos jours (éd. Divergences). Dans cet ouvrage passionnant, fruit d’un travail d’enquête ethnographique au long cours, le sociologue spécialiste des quartiers populaires, qui a publié récemment Violences policières, généalogie d’une violence d’Etat (éd. Textuel, 2020), raconte les “bifurcations” de tous ces mouvements “qui débordent le cadre de la politique traditionnelle”. Entretien.
Vous écrivez : “Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la contestation.” Qu’entendez-vous par là ?
Michel Kokoreff – Depuis le tournant du XXIe siècle, on a assisté à l’émergence de tout un ensemble de mouvements, de luttes, de révoltes, d’émeutes, qui ont renouvelé profondément les formes de contestation sociale. Un tel processus s’inscrit dans une chronologie complexe. Elle a été marquée par la réintroduction du vocable de “capitalisme”, lequel avait un peu disparu – comme la notion de classe sociale ! Et, évidemment, de ce retour aux actions anticapitalistes et postures anticapitalistes, il n’y a qu’un pas vite franchi.
Cette tendance s’est accompagnée d’une recomposition de la pensée critique et de l’écologie politique, d’une radicalité des mots et des gestes contestataires. Mais surtout, en France, loin d’être passée par les partis traditionnels ou des syndicats, plutôt mal en point ou en miettes, elle s’est tenue à bonne distance d’eux, avec un désir partagé d’autonomie des luttes dans d’autres lieux, sur d’autres scènes, avec d’autres types de pratiques et d’affects. Il ne s’agit pas pour autant de marquer une rupture franche entre l’ancien et le nouveau, entre le folklore syndical et le cortège de tête. Car, dans la durée, on observe une espèce de circulation, presque de viralité, entre les modes d’action émergents et des modes d’action plus routiniers. Et je ne parle pas de la révolution introduite par la viralité des réseaux sociaux sous contrôle !
Vous soulignez dans l’ouvrage que la conflictualité sociale n’est pas cantonnée à la France.
Cette nouvelle ère de la contestation s’inscrit dans le cadre d’une sorte de globalisation des révoltes, avec un puissant effet de résonance médiatique. Il y a eu les contre-sommets, le “Printemps Arabe”, le mouvement des places en Espagne et en Turquie. En 2019, dans le même temps où les Libanais criaient “la rage des peuples”, les révoltes spectaculaires étaient partout, en Egypte, en Algérie, au Venezuela, au Chili, parmi les Gilets jaunes ; et inversement, ceux-ci devenaient un symbole global de la “rage populaire”… Ce qui est intéressant, c’est la prolifération de ces mouvements, leur puissance. Non seulement elle vient contredire les discours déclinistes sur la fin du politique et la dépolitisation, y compris de la jeunesse, mais elle participe d’un processus de recomposition politique “par le bas”. Mon livre consiste à en faire la généalogie depuis les années 1970 en France.
Selon vous, les quartiers populaires ont “constitué un laboratoire politique” d’expérimentations de nouvelles formes d’action et de mobilisations collectives qui “débordent de la politique traditionnelle”. Quelles sont-elles ?
Il me semble important de rappeler la place des cités HLM et des lascars dans une histoire de la contestation contemporaine car elle est généralement oubliée, invisible. Or, après 1968, on voit alors se développer des grèves de la faim, des sit-in, des actions qui vont ensuite se revendiquer de la non-violence. La Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 sera un événement fondateur. Dès 1977, on voit se développer des émeutes en réponse à la mort de jeunes dits à l’époque “immigrés” dans des circonstances pour le moins troubles suite à des interventions policières. Comment sortir de l’émeute ? Des formes d’action émergent qui sont basées sur la proximité, le lien direct, une certaine virulence aussi ; ce que le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) va symboliser à partir de 1995, faisant suite au Comité national contre la double peine. Ces pratiques, loin des schémas militants et syndicaux classiques, comblent pourtant un vide. Certes elles n’ont peut-être pas eu l’efficacité attendue sur le plan judiciaire – puisque concernant les violences policières, la culture de l’impunité domine ; mais elles ont permis de rendre publique cette question, si présente aujourd’hui, de favoriser la prise de conscience, voire même de modifier à la marge et un temps les pratiques de la police dans les cités. Il en va de même sur le racisme, les discriminations ethniques, l’islamophobie…
Vous écrivez que ces pratiques ont ensuite pu se transmettre partout en France.
Ce qui était il y a quarante ans à la périphérie est aujourd’hui au centre. Cela fait combien de décennies que les habitants des quartiers populaires subissent violences policières, vulnérabilités sociales et ségrégations raciales ? Ils en témoigneront avec force au moment de Nuit debout ou lors des marches pour la dignité. Des émeutes de la mort dans les banlieues, on est passé aux émeutes publiques des Gilets jaunes aux Champs Elysées. Le succès spectaculaire du Comité Adama en 2020 après la mort de George Floyd participe à la fois d’un renouvellement des formes d’action contre l’Etat et de leur impact médiatique, mais aussi de leur ouverture vers d’autres catégories sociales que celles des quartiers populaires indignées par les injustices multiples.
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Vous avez beaucoup recours à la figure du “débordement” pour évoquer la conflictualité sociale en France depuis l’après-1968. Pourquoi ?
“Ce n’est pas la manifestation qui déborde mais le débordement qui manifeste”, disait un tag au printemps 2016. Cette figure du débordement me semble emblématique à la fois d’une crise des formations militantes mouvementistes habituelles et de l’émergence de quelque chose d’autre. Des nuits debout aux ZAD et aux Gilets jaunes, ces mouvements émergeants peuvent se lire au prisme de cette figure du débordement. Dans le dernier cas, on l’a bien vu lors des trois premiers “actes” ; on était dans une situation quasi insurrectionnelle ; ce n’est pas le Comité invisible ou Lundimatin qui l’a dit, mais le ministre de l’Intérieur de l’époque. Le débordement est une figure révolutionnaire, l’introduction d’un désordre dans l’ordre établi ; il n’importe pas par ses débouchés mais énonce un devenir.
Vous évoquez également la question de “l’imaginaire social”.
Je m’appuie beaucoup sur la théorie de l’imaginaire social de Marx et cette idée, en gros, que les spectres du passé et des morts pèsent sur le présent et en galvanisent les acteur·rices. Quand on voit effectivement des références à 1848, à 1871, à 1968, à 1995 ou à 2006, il y a tout un imaginaire historique qui nourrit les actions d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas que de célébrations des grandes luttes des vaincu·es – on a pu lire sur les murs “Fuck 68” ; mais cela participe à ce que je nomme un désir de réaffiliation historique dans un temps libérateur qui n’est pas celui de l’espèce de présentisme dans lequel nous sommes englués. A cet imaginaire historique s’articule ce que l’on pourrait nommer un imaginaire insurrectionnaliste d’aujourd’hui. Il est à l’œuvre autour des mouvances parties prenantes du cortège de tête et des Black Blocs, des ZAD, de la nouvelle génération des sites indépendants. A l’évidence, cet imaginaire nourrit les aspirations des nouvelles générations en premier lieu, mais aussi des générations plus anciennes, repolitisées par les événements. Cette dimension de l’imaginaire est centrale pour comprendre ce qui se joue dans l’expérience sensible de ceux et celles qui ne sont pas seulement contre ce monde mais pour un autre monde, et ainsi d’envisager la “possibilité de possibles”…
La rage est, d’après vous, le trait d’union entre des mouvements aussi divers que les Gilets jaunes, les émeutes dans les quartiers populaires ou encore les nombreuses manifestations et initiatives contre la paupérisation de toutes et tous qui ne cessent d’éclore depuis 2016. Il est important selon vous de considérer cette rage dans sa “dimension politique”. Pourquoi ?
La rage est en effet le fil que j’essaie de suivre pour retracer cette histoire politique invisible de la contestation. La rage n’est pas simplement le nihilisme, le no-future, l’absence de conflit social. La rage est une expérience qui me semble importante à historiciser en la considérant comme un moteur de l’action et comme l’expression privilégiée de la sensibilité politique contemporaine. Dans son caractère diffus, inorganisé, elle échappe à ce qui est structuré et structurable par des organisations, qui sont mortifères de ce point de vue. Dans la rage, la colère, mais aussi la joie, tous ces affects, il y a un désir de “sur-vie” : une vie qui ne cesse d’être brisée par la machine médiatico-politique néolibérale autoritaire ou confinée par la pandémie… Plutôt que de considérer cette émotion collective par défaut, elle dit plus qu’une autre le moment présent. De plus, elle fait avancer les choses, dans les quartiers comme dans les mouvements sociaux. La rage, c’est comme l’émeute : elle a le bénéfice de clarifier la situation.
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Vous décrivez les violences policières et une “quasi-militarisation du maintien de l’ordre” depuis le printemps 2016…
La rupture survient au moment des attentats terroristes de 2015, avec la déclaration de l’Etat d’urgence (qui elle-même renvoie à sa première utilisation en 1955 pendant la Guerre d’Algérie). Pour reprendre la thèse de Naomi Klein, il y a une sortie de “stratégie du choc” qui se met en place avec des réformes néolibérales qui n’étaient pas passées les vingt années précédentes. Elle a pour corollaire une répression accrue : un gouvernement autoritaire de la contestation, des mouvements sociaux et la mise en place de nouveaux schémas du maintien de l’ordre beaucoup plus offensifs que préventifs, beaucoup plus mutilants que par le passé.
Lors du printemps 2016, on a franchi un seuil en termes de pratiques policières violentes. La tendance à la militarisation des forces de l’ordre et de sécurité est visible dans la transformation de l’équipement des CRS et des gendarmes, dans leur surarmement en armes à létalité réduite, dans le quadrillage de l’espace protestataire – à l’image de la technique de la nasse. Elle est à l’œuvre dans la stratégie offensive voulue par le pouvoir consistant à utiliser massivement ces armes, à aller au contact des manifestants et à procéder à des interpellations par des brigades qui ne sont pas spécialisées dans le maintien de l’ordre. Elle apparaît encore dans une sorte de continuum coercitif police-justice-prison dont les Gilets jaunes ont fait les frais, idem les militants antifascistes et d’autres avec eux et elles : les lycéen·es, les étudiant·es, les cheminot·es… Au fond, il y a une sorte de démocratisation de la violence d’Etat ; non plus les ouvrier·es, les paysan·nes ou les étudiant·es mais n’importe qui peut se faire gazer, se prendre une balle de défense dans l’œil, être interpellé, etc. La militarisation fait de n’importe qui un ennemi. On est alors plus du tout dans une logique de maintien de l’ordre. Et il ne s’agit ni de bavures ni de dysfonctionnements mais bien de stratégies offensives et extrêmement dangereuses décidées et mises en place par les préfets, et donc l’Etat.
Selon vous, cela s’accompagne d’une dépolitisation et d’une criminalisation des mouvements contestataires par le pouvoir.
Cela a eu pour conséquence de neutraliser la contestation, de l’écraser. On peut parler avec Vanessa Codaccioni (autrice de La société de vigilance Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, éd. Textuel) d’un processus de dépolitisation et de criminalisation des militant·es. Ils ne sont plus considéré·es comme des militant·es, des révolutionnaires ou des anarchistes, mais comme des casseur·euses, voire des terroristes. Ces processus sont d’ailleurs les mêmes que ceux auxquels ont été confronté·es les militant·es des quartiers populaires depuis les années 1970 ; aujourd’hui, l’échelle est plus large et on ne peut que s’en inquiéter.
Vous rappelez comment, globalement, tous ces mouvements “n’ont pas été victorieux”… tout en “faisant événement par leurs potentialités”. Que voulez-vous dire par là ?
Je montre dans mon livre que la limite de la science des mouvements sociaux est de les considérer en termes de victoires et d’échecs. Or ce n’est pas si simple. Par exemple, on peut considérer que Nuit debout a été un moment très court, qui n’a pas eu de suites et qui aurait a fortiori constitué un échec. Pourtant, Nuit debout a essaimé et donné lieu à des formes d’actions, à un désir de collectif et à un imaginaire de l’occupation dont on a retrouvé ensuite les traces dans l’occupation des facs en 2018, ou sur d’autres scènes. La question des débouchés politiques d’un mouvement est toujours un faux problème : parler d’échec ou de défaite, c’est privilégier l’histoire des vainqueurs ; c’est ne pas considérer que la dimension politique est ailleurs. En revanche, faire une sociologie de l’événement dans ses potentialités est une façon de l’inscrire dans une séquence plus large et diverse dans ses moments, d’être plus attentif·ves aux déplacements opérés du côté des quartiers, de Nuit Debout ou encore de Notre-Dame-Des-Landes.
Michel Kokoreff est professeur de sociologie à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis.
La diagonale de la rage – Une histoire de la contestation sociale en France des années 1970 à nos jours, de Michel Kokoreff, éd. Divergences, 315p, 18€, parution le 14 mai
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