Les thèmes charriés par l’oeuvre de Tennessee Williams continuent de bouleverser, trente ans après sa mort, dans un recueil de ses plus belles pièces et ses incroyables Mémoires.
Le T-shirt mouillé de sueur de Brando. Les yeux de chatte hérissée de Liz Taylor. La transe mexicaine d’Ava Gardner. Le nom de Tennessee Williams remue en premier lieu des images, ces mythes fixés sur pellicule qui comptent sans doute parmi les plus fiévreux, sensuels et dérangeants du cinéma. A partir de 1950, les pièces de Tennessee Williams ont atterri dans le giron d’Hollywood pour y connaître une deuxième vie : adaptées par Elia Kazan, Richard Brooks, Joseph Mankiewicz ou John Huston, fleurissant sur les lèvres des plus grandes stars, elles propulsèrent leur auteur en nouvel écrivain à la mode, qui rafla pas moins de deux Pulitzer avant son long et terrifiant déclin par l’alcool.
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Les fans de Williams s’accorderont sur ce point : ses pièces n’ont pas pris une ride. Regroupées au nombre de cinq (sur plus d’une cinquantaine, dont dix-neuf jouées à Broadway) dans un épais volume, elles exaltent chacune cette chair, thématique bien connue, portée par un curieux mélange de désastre et de fantaisie : la frustration sexuelle et amoureuse, la solitude, la violence sous toutes ses formes – névroses, coups physiques, et parfois mort.
Telle une constellation discrète, la Blanche désirante d’Un tramway nommé Désir fait écho à la Margaret d’Une chatte sur un toit brûlant, asservie au rejet de son mari, qui elle-même rappelle le révérend tourmenté par la tentation dans La Nuit de l’iguane (petit-fils de pasteur, Williams s’est lui-même converti au catholicisme à 58 ans). Chez l’écrivain, le sexe (son impossibilité) est le point de rupture, l’endroit où les vies se brisent et isolent l’individu, comme la jeune fille de La Ménagerie de verre, interdite de paradis charnel par la faute d’une jambe boiteuse. Cette pièce, la première à apporter la gloire au dramaturge de 34 ans après des années d’errance bohème entre l’usine de chaussures de son père et le déplumage de pigeons (au sens littéral), est également considérée comme sa plus autobiographique : une sorte de projection familiale ultranévrotique entre une mère castratrice, un jeune aspirant écrivain et une soeur malade – celle de l’auteur souffre de schizophrénie et a subi une lobotomie un an plus tôt.
Une œuvre quasi testamentaire
A l’autre bout du volume, et tout aussi personnelle, une pièce inédite intitulée Les Carnets de Trigorine. Le concept émeut, tout en frisant la duperie : il s’agit d’une adaptation (ou interprétation) de La Mouette, que Tennessee Williams signa en 1981, deux ans avant sa mort, après avoir dit toute sa vie son admiration pour Tchekhov. De la pièce originelle, l’écrivain sauve à peu près tout : Nina, alias « la mouette », l’innocence crucifiée par Trigorine, l’écrivain cynique, opposé à Constantin, le poète idéaliste.
Que l’on considère cette appropriation de la pièce de Tchekhov comme un aveu d’impuissance – l’art se limiterait-il à une éternelle répétition ? – ou rejoignant par ses thèmes toutes les obsessions de Williams (qui y adjoint au passage l’ingrédient homosexuel), la pièce se lit comme une oeuvre quasi testamentaire : une manière d’enterrer les questions d’une vie en les fusionnant à une oeuvre possiblement plus grande.
Amours non réciproques, torture du poète irrémédiablement seul et étranger du monde : ce sont encore les motifs baudelairiens, sur un ton beaucoup plus badin, qui sont charriés par les Mémoires de Tennessee Williams. Parus en 1975 et éclipsant son second roman sorti la même année (Une femme nommée Moïse, inclu dans ce volume), ces quelque quatre cents pages, composées en grande partie d’anecdotes sexuelles, provoquèrent un petit scandale tout en renflouant les poches de l’écrivain.
La dégringolade des années 60
« Pour l’homme qui a été, aussi souvent que moi, au bord de l’anéantissement, j’ai eu une vie remarquablement heureuse et j’ai connu d’innombrables moments de joie, à la fois pure et impure. » Le récit regorge d’histoires facétieuses sur la vie érotico-mondaine de l’écrivain (Tennessee Williams recevant des journalistes dans son bain, sa bévue avec Malraux, les scènes de ménage au Ritz, la drague à Times Square), d’amitiés (McCullers, Garbo, Kazan, Bowles, Faulkner), de voyages (Mexique, Rome, Paris), de souvenirs crève-coeur (son amour pour Kip). Il y aura aussi la « dégringolade des années 60 », les mélanges d’alcool et de médicaments pour lutter contre « la stérilité » quand « le café fort ne suffisait plus à faire couler ma sève créatrice ».
Pour Tennessee Williams, ce sont des années noires. A mesure que les fours s’enchaînent, que le public le rejette, il subit « un repli toujours plus profond dans le monde brisé de (son) moi ». Une âme fragile, une de plus, à ajouter à sa cohorte de personnages – et immortalisée ainsi par Johnny : « Ainsi vivait Tennessee/Le coeur en fièvre et le corps démoli. » Avant notre crooner botoxé, Cocteau et Sagan ont adoré ce géant américain. Son oeuvre, toujours vibrante, hébergée au coeur de la pulsion humaine, est un cri ou une ode à l’amour fauve, au désir indompté et au génie libre, fondus dans un crépuscule de violence et de folie.
Emily Barnett
Tennessee Williams – Théâtre, roman, Mémoires (Robert Laffont), présenté par Catherine Fruchon-Toussaint, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Laville, 1 024 pages, 30 euros
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