Un gang de filles sème la zizanie dans un supermarché, le dernier homme sur Terre est utilisé comme cobaye par des femmes scientifiques. Tricia Sullivan signe un roman SF décoiffant.
New Jersey, un après-midi comme un autre : Sun Katz et ses deux acolytes, Suk Hee et Keri, parcourent les rayons cosmétiques d’un centre commercial. Hélas, la virée shopping entre copines tourne court : une rencontre inopinée avec une bande lycéenne rivale, menée par la méchante 10Esha, débouche non pas sur une escarmouche verbale mais bel et bien sur une rafale de balles entre filles armées jusqu’aux dents.
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Parmi la multitude de scènes fauves et disjonctées que compte Maul, celle-ci en est une qu’on n’oublie pas, tout comme les paroles de Sun Katz, narratrice de cet explosif accrochage, qui auraient dû nous mettre la puce à l’oreille :
« J’ai attaché le flingue à l’intérieur de ma cuisse avec ma bande Velcro. C’est limite démodé de le porter comme ça, mais les filles qui utilisent des holsters ou des ceintures en cuir sont des amatrices : avec le Velcro, on peut sortir son truc au moment précis où on en a besoin. »
A savoir autant de fois qu’il sera possible dans ce gros roman fichtrement maboul, ayant sur le lecteur à peu près le même effet que si celui-ci avait aventuré ses doigts dans une prise électrique. Née en 1968, auteur d’une demi-douzaine de romans (encore non traduits), l’Américaine Tricia Sullivan, dont la biographie révèle une passion pour les arts martiaux, transplante un monde girly à la Candace Bushnell (Sex and the City) au pays de la testostérone. Une hallucination tarantinesque qui fait mouche : Maul déroule un même délire amoureux pour ses héroïnes, le même désir fou de les voir s’emparer d’un langage et d’une fiction ontologiquement couillus.
La SF tournée en bourrique et en dérision
Et les hommes justement ? Réduits à une poignée de figurants dans un temple de la consommation transformé en champ de bataille (vigiles neutralisés, garçons sex-toys), ils disparaissent complètement dans une deuxième partie parallèle du livre. Ouvertement SF, cet autre espace-temps révèle que le « mall » n’est en réalité qu’une stimulation visuelle implantée dans le cerveau du dernier cobaye-homme sur Terre. Seul survivant sous cloche d’une épidémie ayant radié l’espèce mâle, Meniscus doit produire un sperme de synthèse parfait, tout en se voyant imposer la compagnie d’un spécimen masculin ultrabeauf, le tout sous la surveillance de scientifiques frappadingues.
L’imaginaire échevelé de cette folle dystopie ne s’arrête pas là, et le lecteur hérissé devra encore frayer avec une foultitude d’aberrations : germes assassins, enfants clones, armes biologiques, étoiles aphrodisiaques, urine noire, astrologue homéopathe, gourou de la science en kimono aigue-marine, cocktails whisky-chocolat-vodka et vigiles accros au milk-shake zéro calorie.
Comme un mot d’excuse, l’auteur glisse dans ses remerciements que « toute la science contenue dans ce livre n’est que pure fantaisie ». Et c’est ce qui fait son jus, en l’occurrence : joie de voir ce genre si réfléchi de la science-fiction tourné en bourrique et en dérision. Exercice prophétique par excellence, depuis George Orwell et J.G. Ballard, qui se doit par tradition d’adjoindre une réflexion sérieuse à des singes volants. Une pratique dont Maul se joue ici avec une décadence et une drôlerie déconcertantes, tant la prophétie est truquée, modifiée en bêtisier du paranormal.
Un exemple, touchant à l’état de notre cobaye mâle :
« On a un développement musculaire d’env. 300 %, des taux de testostérone, dopamine et DHEA très élevés, un développement des gonades à un rythme similaire à celui du début de la puberté + prolifération et diversification exponentielles des souches-filles des cinq principales souches-mères Az79. »
D’une manière plus générale, et partout dans le livre, Maul prend en charge à peu près tout ce qui constitue l’ensemble des hantises modernes : clonage, pandémie, menace terroriste, consumérisme, euthanasie. Mais là encore, il s’agit de se moquer, en subvertissant les angoisses ou la notion même de progrès. Ainsi, pour nos scientifiques du futur, le comble du luxe sera d’être « ensemencées », afin d’avoir de « vrais » enfants.
Des tueuses encore vierge (pas pour longtemps)
Ailleurs, la transgression prend la forme du sexe, dans son expression la plus pornographique (sans métaphore), repoussant le roman aux frontières du X. Mais aussi à la limite du jeu vidéo et du manga : nos héroïnes sont des tueuses dangereusement armées mais elles sont encore vierges (plus pour longtemps) et portent des petites culottes Minnie. Tout à la fois Cat’s Eye, Spice Girls et Sailor Moon, le trio guerrier et très girl power de Maul scelle la contamination, assez inédite, du roman par l’univers du dessin animé japonais, dont il élabore une radieuse et détonante parodie.
Roman pop, hérétique, Maul désamorce ainsi tous les genres auquel il se prête : SF, pamphlet féministe, chick lit, manga. De cette exténuante épopée punk, il demeurera aussi, en surface, des (sous-)titres puissants comme dix bugs de l’an 2000 : « Victimes de la mode », « Flippant, sauce dégueu », « Pianos sous la mer », « Allonge-toi et pense à un concombre », « Des étoiles plein les yeux », « Flash info », « Je me demande si je suis morte », « Gode ultradangereux », « CO2 » ; « Quand une fille flashe sur un mec », « L’ombre sait ». Un roman aux multiples pouvoirs magiques, de ceux dont la lecture transforme.
Emily Barnett
[attachment id=298]Maul (Diable Vauvert), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Diniz Galhos, 532 pages, 22€.
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