Le livre de la rentrée : avec Ce qu’aimer veut dire, Mathieu Lindon se rappelle Michel Foucault, Hervé Guibert, et son père, l’éditeur Jérôme Lindon. Et signe une belle autobiographie à travers son lien aux autres.
En 1990, Hervé Guibert publiait A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Michel Foucault y devenait Musil, l’homme aux deux visages : une face diurne (un ami généreux) et une face nocturne (son goût pour le sado-masochisme).
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Plus de vingt ans après, Mathieu Lindon, écrivain et critique littéraire à Libération, dresse le portrait réconcilié et lumineux du philosophe dans un magnifique livre d’apprentissage, hymne à l’amitié et à l’importance des rencontres, de ces familles qu’on se choisit pour sortir des sortilèges qui nous retiennent prisonniers de nos familles réelles.
L’écrivain aborde aussi pour la première fois ses liens avec son père, l’éditeur mythique des éditions de Minuit, Jérôme Lindon. Ce qu’aimer veut dire devient alors clairement un livre d’hommes, de transmission, d’héritage. De qui un fils hérite-t-il le plus ? De son véritable père ou de ses « amis biologiques », selon la belle formule choisie par l’auteur pour désigner ceux qui se retrouvaient avec lui dans le vaste appartement peuplé de livres de Michel Foucault fin des années 70, début des années 80 ?
La jeunesse passe, les êtres meurent (Foucault en 1984, Guibert du sida aussi en 1991, Jérôme Lindon en 2001), et les années d’une certaine liberté, entre prises de drogue et aventures dans un Paris nocturne, s’évaporent : restent les leçons tirées de la bonté d’un ami. Lindon tisse un entrelacs serré de liens et de correspondances avec finesse, bienveillance, humour aussi. Ce qu’aimer veut dire, dix-neuvième livre de Mathieu Lindon, restera longtemps l’un des plus beaux textes sur l’amitié qu’on ait lu : l’histoire juste d’une réinvention de soi par la grâce des autres.
entretien > Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour écrire autour de votre amitié avec Michel Foucault, autour de votre père, aussi ?
Mathieu Lindon J’ai eu, enfant et adolescent, une position spéciale où je n’ai aucun mérite : celle de côtoyer des écrivains tels que Beckett ou Robbe-Grillet, tout simplement parce que j’étais le fils de l’éditeur Jérôme Lindon. Je me suis toujours préservé de raconter ces histoires. En revanche, mon amitié avec Michel Foucault, j’y étais en partie pour quelque chose. Dans les deux cas, j’espère que j’ai su rester digne en relatant certains faits dans ce livre. Ce qui m’y a enfin autorisé, c’est peut-être que Michel Foucault est mort depuis plus de vingt-cinq ans et mon père depuis près de dix.
Cela faisait très longtemps que je voulais parler de l’appartement de Michel Foucault dans un livre qui se serait intitulé Rue de Vaugirard. Je n’avais pas envie de parler de mon adolescence mais de ma jeunesse qui d’une certaine manière est très identifiable en termes temporels : elle débute plus ou moins quand je deviens ami avec Michel et se finit à sa mort. L’appartement symbolise cette jeunesse.
Au début, je voulais faire une autobiographie sans parler de moi mais des autres autour de moi, un peu comme un narrateur d’Henry James qui a un rôle primordial et en même temps secondaire, sans qui il n’y aurait pas le livre mais qui n’en est pas le héros. Je suis sans doute devenu, au fur et à mesure, un personnage plus important que je ne le pensais et c’était pénible.
A la fin, je n’en pouvais plus, j’avais une sorte de dégoût simplement à écrire « je ». Il fallait que je reste à ma place mais, pour y rester, encore fallait-il la trouver par rapport à Michel Foucault et à mon père. J’ai eu du mal, j’ai abandonné mon travail un moment, puis en cherchant un livre, je suis tombé sur un texte de Willa Cather, un auteur américain que j’adore, dont l’héroïne est la nièce de Flaubert, Caroline, que Cather rencontre en 1930. Ce texte m’a bouleversé. Je me suis remis à écrire.
Au départ, mon père ne devait pas être aussi présent mais un des effets de l’amitié de Michel dans ma vie est de m’avoir rééquilibré. Alors il fallait bien montrer les deux côtés. Mon père faisait toujours peser un certain poids sur moi en tant que père, et un autre culturellement par ce qu’il représentait. Pour me rééquilibrer, il me fallait quelqu’un de l’envergure de Michel du point de vue culturel.
Il y a un autre personnage important dans votre livre : la littérature…
C’est vraiment en lisant le texte de Willa Cather que j’ai compris ma place dans le dispositif, en m’identifiant en partie à Caroline, à qui Flaubert avait toujours écrit. Plus tard, je me suis aussi identifié à Céleste Albaret, la gouvernante de Proust, car j’ai moi aussi été pris dans ce monde-là, ce monde de la littérature.
Quand je raconte que, lorsque je lis le livre de Robbe-Grillet où il parle de sa mère, j’entends encore résonner la vraie voix de celle-ci, c’est vrai : j’ai été pris dans la littérature, la littérature a joué un rôle dans ma vie par les livres mais par la vie même. Pendant longtemps, donc, je n’ai pas voulu en parler. Plus jeune, je voulais devenir écrivain et être reconnu pour mon talent, non pas parce que j’avais connu ces personneslà.
En vieillissant, je me suis dit qu’il serait généreux de donner aux autres quelque chose que j’ai eu, moi, par chance. Mais ça a été difficile. Michel, c’était une relation différente, que je me sentais plus de raconter tellement c’est dans ma vie, tellement ça a façonné ma jeunesse et ma vie.
On a l’impression que vous mettez sans cesse en parallèle Michel Foucault et votre père, dans leur relation à vous.
Je compare l’effet qu’ils ont eu sur moi. Michel est comme un père pour moi, au sens de créateur. J’avais besoin de rééquilibrer les choses dans ma vie car j’étais trop sous l’emprise de mon père. En plus, il aimait user de son poids culturel. Je cite la phrase d’un auteur que m’avait répétée Foucault : « En lui parlant, on a l’impression de passer devant un tribunal où siègent
Beckett, Robbe-Grillet, Duras, Deleuze, Simon, Bourdieu, Pinget… » Moi aussi, j’avais cette vision. Mais au fond, même si le contexte de ce que je raconte peut sembler exceptionnel, ce qui s’y joue est assez ordinaire, comme me l’a fait comprendre Christine Angot un jour où je lui parlais de mes problèmes avec le livre : c’est un père, son fils et un ami. D’une certaine manière, le père a perdu d’avance puisque son poids est structurel, suscite d’une façon ou d’une autre une résistance.
A une époque, tout ce que je pouvais découvrir qui venait de Michel, j’en étais fier, et tout ce que je pouvais découvrir qui venait de mon père m’agaçait. Cette relation m’a permis de me déprendre d’une partie de l’influence paternelle, de comprendre ce qu’aimer veut dire, ce qu’un amour fait peser. L’amour de mon père pèse, l’amitié de Michel ne pèse pas du tout. Elle est la légèreté même, un envol permanent.
Peut-être que ce qui différencie ces deux hommes se joue au niveau du pouvoir. Vous dites que votre père aimait son pouvoir, alors que Michel Foucault, qui a travaillé sur le pouvoir, n’en faisait pas usage.
Il connaissait tellement bien les relations de pouvoir qu’il savait très bien comment ne pas y participer. Il avait une telle puissance que c’est cela qui l’intéressait plus que le pouvoir. Il était professeur au Collège de France mais il n’est certes jamais devenu un mandarin, avec une armée de disciples.
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