[Grand entretien] L’écrivaine Maryam Madjidi analyse les particularités du soulèvement qui a embrasé son pays natal, l’Iran, de sa puissance actuelle à son devenir dans le futur.
Maryam Madjidi est née en 1980 à Téhéran, et y a passé six ans avant que ses parents ne fuient le pays pour des raisons politiques en 1986 et s’installent à Drancy. De son enfance en Iran à l’immigration en France, elle a tiré deux livres puissants et remarqués : Marx et la poupée (2017), qui évoque la révolution iranienne et l’émigration et a reçu le prix Goncourt du premier roman, et Pour que je m’aime encore, le récit de ses années d’enfant puis de jeune immigrée en France, à l’occasion duquel nous avions choisi de faire figurer l’écrivaine sur notre couverture de rentrée littéraire en septembre 2021.
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Aujourd’hui, elle nous raconte ce que le soulèvement actuel en Iran à la suite du meurtre d’une jeune femme de 23 ans arrêtée par la police des mœurs a de particulièrement puissant. Un signe d’espoir ?
Le soulèvement qui a lieu en Iran actuellement était-il prévisible ou vous a-t-il surprise ?
Maryam Madjidi — Ce n’est pas le premier soulèvement qui y : il y a eu celui de juin 2003, avec les manifestations des étudiants, celui de 2009, pour dénoncer le résultat truqué de l’élection présidentielle, ceux de 2017-2018 et de 2019-2020, pour dénoncer la corruption et la situation économique déplorable subie par la population iranienne. Je n’ai donc pas été surprise. Il était évident que chacun de ces soulèvements fragilisait le régime iranien et ne pouvait pas disparaître ainsi sans ouvrir une voie à l’horizon pour de nouvelles révoltes.
Pour moi, il était clairement prévisible par des années de crise économique, de pressions sociales, d’un appauvrissement de plus en plus grand de la population et surtout, en 2021, par l’élection d’un ultraconservateur, Ebrahim Raïssi.
Quelle est la particularité du soulèvement actuel ?
À la différence des précédents, celui-ci a quelque chose d’inédit : cette révolte est née de la mort injuste d’une femme pour une mèche de cheveux qui dépassait de son foulard. Ce mouvement s’attaque à la racine même du régime islamique iranien : le voile obligatoire. C’est toute la jeunesse qui a explosé de colère, les hommes ont rejoint très vite la révolte, puis cette colère a gagné tous les âges et toutes les classes sociales, dans plus de quatre-vingts villes iraniennes. C’est une révolte non plus politique ou économique, elle est sociétale. Récemment, j’ai vu une vidéo d’une fillette de 10 ans qui se coupait les cheveux et sa mère assise à côté d’elle a dit cette phrase : “C’est ainsi que j’élève et que j’élèverai ma fille.” J’ai trouvé cela extrêmement fort, elle est en train de dire : je lui transmets le flambeau, ça ne s’éteindra jamais.
Peut-on parler d’équivalent des “Printemps arabes”, mais avec un peu de retard ? Peut-il s’éteindre aussi ?
Le mouvement a des similitudes avec celui des “Printemps arabes”. Mais là, les femmes sont à l’origine et au cœur de la révolte. Je ne pense pas qu’un soulèvement d’une telle ampleur puisse s’éteindre. Il peut s’essouffler, c’est le risque, en l’absence d’une proposition commune de lutte, mais il ne s’éteindra pas. Il sommeillera jusqu’à ce qu’une nouvelle révolte lui succède. Ce régime, par définition, ne peut durer. Tous les soulèvements successifs des vingt dernières années le montrent.
“Quand on a peur, on ne peut pas penser librement”
Comment expliquer que le voile soit un tel enjeu politique et de répression (avec ces milices des mœurs…), l’objet d’une crispation folle ?
C’est plus qu’une crispation. Le voile obligatoire en Iran est comme l’identité de l’Iran islamique, de sa naissance en 1979 jusqu’à aujourd’hui. C’est par ce symbole que le régime a défini son projet. J’ai entendu à plusieurs reprises dans les médias qu’il était “l’ADN” du régime iranien. S’attaquer aux corps des femmes, leur imposer une tenue, le voile, le manteau, c’est un élément fondamental du projet politique islamique. L’enjeu politique aussi qui se cache derrière le voile obligatoire est de détourner les Iraniennes et les Iraniens des vrais débats politiques et économiques. En semant la terreur dans les rues avec leur patrouille pour une mèche de cheveux par-ci, un bras trop dénudé par-là, ils obligent la population à ne pas penser, à ne pas voir les vrais problèmes de la société. Quand on a peur, on ne peut pas penser librement. C’est pourquoi, cette révolte est inédite : elle s’attaque à la racine même de ce régime, à son fondement, et elle vient renverser cette peur avec force et courage.
En Iran, le voile est devenu le symbole du pire, quand la loi et la foi se confondent ?
Oui, la loi et la foi confondues est une juste définition de la République islamique d’Iran et de la charia. Et le voile obligatoire est son symbole le plus visible.
L’équipe de foot a annoncé sa solidarité avec les manifestant·es. Est-ce un signe fort ? Est-ce nouveau ?
Oui, c’est un signe très fort et c’est nouveau. Ce sont des hommes footballeurs donc très populaires qui témoignent de leur solidarité avec toutes ces femmes qui réclament un peu de liberté. Beaucoup d’artistes iraniens ont apporté également leur soutien à ce mouvement. Asghar Farhadi, résidant en Iran, a posté une vidéo pour encourager les artistes à se montrer solidaires de la révolte. C’est d’autant plus fort quand on sait que Jafar Panahi a été arrêté et emprisonné le 11 juillet 2022 à Téhéran. À l’étranger aussi, les artistes se mobilisent.
“Ce peuple vaincra car c’est un vieux pays, avec une histoire et une culture extrêmement riches”
En effet, les hommes accompagnent les femmes dans ce soulèvement, il ne s’agit pas que d’une lutte féministe…
Non, les hommes sont aux côtés des femmes et se font tirer dessus, meurent aussi, et poursuivent la lutte avec elles. Là aussi, c’est un symbole très fort : le voile obligatoire ne concerne pas seulement les femmes, il n’est pas qu’un bout de tissu, il devient le symbole de l’oppression et de la soumission à un régime injuste.
Est-ce que l’Iran peut changer ?
Oui, j’en suis convaincue. J’ignore combien de temps, cela prendra. J’ignore combien d’années, il faudra au peuple iranien pour en finir avec les mollahs, les barbus, les patrouilleurs et patrouilleuses de l’orientation islamique, la charia, mais ce peuple vaincra car c’est un vieux pays, avec une histoire et une culture extrêmement riches, ce n’est pas les quarante-trois ans du régime instauré par Khomeini qui effaceront les 5 000 ans d’histoire de ce pays.
Pourriez-vous nous rappeler pourquoi votre famille a quitté l’Iran ? Y avez-vous gardé des liens (familiaux, amicaux) ?
Mes parents ont fui l’Iran de Khomeini pour des raisons politiques. Ils étaient engagés politiquement dans des partis d’extrême gauche. Nous avons gardé des liens avec la famille restée là-bas. Je suis moi-même retournée en Iran pour voir ma famille à plusieurs reprises. La dernière fois c’était en 2015. Depuis, je n’y retourne plus. J’ai publié des livres, je m’engage par l’écriture, j’ai choisi mon camp et j’ai décidé de ne plus y mettre les pieds.
“J’aimerais voir de beaux lendemains pour l’Iran mais je pense que la route est longue”
Quel est aujourd’hui votre rapport à ce pays d’origine, et comment ce soulèvement vous affecte-t-il ?
J’ai un rapport très paradoxal à mon pays natal : un mélange de nostalgie et d’oubli, d’amour et de distance, un besoin de l’Iran et en même temps il me faut le tenir éloigné de moi. Je cherche toujours des liens à ce pays par le cinéma, la littérature, mon écriture, la langue persane aussi. Je m’y plonge et puis je m’en détourne.
Ce soulèvement m’a énormément affectée. Je ne pouvais plus du tout tenir à distance l’Iran. C’est comme si ce pays m’était tombé dessus telle une énorme pierre. Je me suis retrouvée dans une impossibilité de penser à autre chose. Je ne lisais que des articles là-dessus, parcourais les vidéos, en discutais pendant des heures avec mon père qui me transmettait d’autres liens, d’autres publications. Il m’arrivait de fondre en larmes soudain à la vue d’une image, d’une vidéo ou d’une phrase. C’est comme si tout le superflu avait disparu de ma vie : les petits soucis du quotidien, je n’y pensais même plus.
Une fois que l’obsession et l’émotion se sont calmées, j’ai réalisé la force que ce soulèvement me procurait, la force de continuer à écrire et par là d’affirmer mon engagement.
Comment envisagez-vous la suite ?
Je ne suis pas quelqu’un qui a tendance à voir la vie en rose. J’aimerais voir de beaux lendemains pour l’Iran mais je pense que la route est longue. De l’intérieur, les gardiens de la révolution, les “pasdarans”, n’abandonnerons pas de sitôt le pouvoir. De l’extérieur, l’Iran n’est pas un pays isolé, ses alliés ne lâcheront pas les accords économiques passés avec le régime islamique. Mais je persiste à croire que chaque lutte est une victoire. C’est peut-être cette lutte qui le fera éclater ou peut-être une autre ? Personne ne peut le savoir.
Dernier livre paru : Pour que je m’aime encore (Le Nouvel Attila)
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