Cinquante ans après la marche de Selma et le droit de vote sans restriction accordé aux Noirs, l’héritage de Martin Luther King est reconsidéré par l’historienne américaniste Sylvie Laurent dans une biographie captivante.
La vie des grands hommes se réduit souvent à peu de chose : un discours, une mort tragique, la reconnaissance d’un héritage, une biographie lustrée par les souvenirs officiels. Le destin de Martin Luther King n’échappe pas à cette imparfaite loi mémorielle qui édulcore un message, occulte une épaisseur, comme s’il était impossible de s’écarter des images réductrices lorsqu’il s’agit de saluer des icônes. De King, on a évidemment retenu un combat – celui pour la reconnaissance des droits des Noirs d’Amérique –, une posture – la non-violence –, un discours illustre, le 28 août 1963 – “I have a dream” –, ainsi que son assassinat le 4 avril 1968 par un ségrégationniste blanc à Memphis. Comme l’analyse finement l’historienne Sylvie Laurent dans une biographie très documentée, la vie de King “est devenue un conte pour enfants”. “Fossilisé en icône de la communion nationale”, le pasteur est devenu l’objet d’un consensus “d’autant plus troublant qu’il fut la personnalité la plus contestée et à certains égards la plus haïe de son époque”. L’affadissement de son message sert même aujourd’hui les ultra-conservateurs comme les “bonnes âmes du post-racial”.
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Car, à l’image du mémorial inauguré par Barack Obama en 2011 à Washington, on l’a placé dans “une logique mémorielle ambiguë”. Son héritage s’est réduit à la “chronique d’une rédemption nationale ouverte par Abraham Lincoln et refermée par le discours de 1963”. Or, avance Sylvie Laurent, le souvenir-écran de ce “rêve” oblitère la réalité même de cet événement : une mobilisation massive organisée par des socialistes pour réclamer des emplois décents et des investissements publics.
Le travail déployé avec beaucoup de perspicacité par l’auteur tient à cette volonté de bousculer les souvenirs pétrifiés dans le marbre de l’amour et de reconsidérer le combat de Martin Luther King à l’aune de ses obsessions sociales. King fut certes un pasteur militant, mais il fut aussi “un intellectuel dissident et théoricien de l’insurrection non-violente, un théoricien de la justice sociale, par-delà race et classe”.
Lecteur de Thoreau, W.E.B Du Bois, Gandhi, Marx, Fanon
Au fil d’une exploration de sa vie, courte mais tellement dense, et d’un examen précis de ses écrits, Sylvie Laurent s’écarte ainsi de l’analyse commune de l’œuvre de King. On lui reprocha sa posture idéaliste et naïve, inapte à résoudre l’exploitation des Noirs américains auxquels il refusa l’action violente, à rebours de son frère ennemi, Malcolm X. Si les deux hommes défendaient deux méthodes insurrectionnelles discordantes, leurs prémices intellectuelles furent pourtant similaires : tenter de résoudre le paradoxe américain de l’égalité. A la différence de penseurs radicaux, dont l’ancien esclave Frederick Douglass, ou des activistes du Black Power, King pensait que la démocratie américaine était amendable. Pour Sylvie Laurent, “Malcolm X est subversif parce qu’il rejette la vision blanche de l’égalité et en redéfinit les termes”, alors que “King est séditieux parce qu’il veut transcender le paradoxe en universalisant la définition de l’égalité américaine”.
Portant la lutte noire durant les quatorze années que dura son combat, King permit qu’en 1964 et 1965 les lois votées par le président Johnson donnent enfin aux Africains-Américains une pleine citoyenneté. Lecteur de Thoreau, W.E.B Du Bois, Gandhi, Marx, Fanon, il fut cet insoumis perpétuel qui “refusait de laisser son pays en paix tant que l’impérialisme, le capitalisme et le racisme seraient son évangile, fût-il caché sous la rhétorique démocratique de la liberté et de l’égale opportunité offertes à chacun”. Racisme, pauvreté, militarisme, impérialisme : “ce sont ces fléaux, profondément enracinés dans notre société, qu’il faut abattre”, proclama-t-il lors de son ultime combat, la Campagne des pauvres.
Un combat loin d’être terminé
Puisant dans la tradition maquisarde de l’Eglise noire américaine, héritier du mouvement du social gospel, il opéra une synthèse inédite, beaucoup plus subversive que mièvre, entre christianisme social, républicanisme civique, non-violence, désobéissance civile et marxisme. En s’installant en janvier 1966 dans un quartier pauvre de Chicago, King avait compris qu’il n’y aurait pas de réel progrès pour les Noirs tant que le ghetto existerait. De ce point de vue, son combat est loin d’être terminé, comme l’ont rappelé les récentes émeutes à Ferguson.
La démocratie réelle, égalitaire et sociale, reste un projet inaccompli qui acheva pourtant cet homme tourmenté, épuisé par une grande vulnérabilité émotionnelle dissimulée sous le vernis d’un charisme magnétique. Quand il fut assassiné, à l’âge de 39 ans, les médecins révélèrent après l’autopsie qu’il avait la condition physique d’un homme de 65 ans. S’il fut un grand homme, ce fut aussi parce qu’il exposa son corps au sacrifice, dans les rues américaines autant que dans les plis secrets de sa chair. Son rêve, comme sa souffrance, n’ont pas fini de questionner l’Amérique sur ses démons et ses merveilles.
Martin Luther King – Une biographie (Seuil), 384 pages, 21 €
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