[Martin Amis est mort vendredi 19 mai à l’âge de 73 ans. À cette occasion, et pour lui rendre un dernier hommage, nous vous proposons de relire cette interview.]
As de la provoc, l’écrivain britannique Martin Amis revient sur les polémiques à propos de “La Zone d’intérêt”, une satire du nazisme, sur le combat démocratique pour la liberté d’expression, l’islamisme et sa vie aux Etats-Unis.
Votre dernier livre, La Zone d’intérêt, une satire du nazisme dans un camp d’extermination, a été refusé par Gallimard, votre éditeur depuis des années. Comment avez-vous réagi à ce refus ?
Martin Amis – J’ai été blessé. Tout cela a été si brusque. Ils ne m’ont même pas envoyé de lettre. Ils ont seulement informé mon agent qu’ils ne feraient pas d’offre. Au moins, mon éditeur allemand (qui a également refusé le livre – ndlr) a eu la politesse de m’écrire et de me donner les raisons de son refus. Gallimard ne m’a donné aucune explication.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quand nous l’avions interrogée, Marie-Pierre Gracedieu, éditrice chez Gallimard, a expliqué que le livre n’était pas à la hauteur de votre talent : un “vaudeville pornographique” rassemblant “tous les clichés sur la Shoah”.
Vous me l’apprenez. Des clichés ! Je sais ce qu’est un cliché et rien ne s’en approche dans mon livre.
Avez-vous été d’autant plus surpris que Gallimard est l’éditeur des Bienveillantes de Jonathan Littell, autre livre polémique sur le nazisme ?
Oui, et Calmann-Lévy, qui publie aujourd’hui mon roman, avait refusé le livre de Littell ! Mais je pense que le refus de Gallimard ne s’explique pas par des raisons de sensibilité historique. C’est uniquement commercial. Ils ont dû penser que mon livre ne se vendrait pas assez bien.
La Zone d’intérêt est votre deuxième livre sur la Seconde Guerre mondiale, après La Flèche du temps. Pourquoi avez-vous souhaité revenir sur cette période ?
J’ai aussi écrit un livre sur le goulag (Chien jaune – ndlr), ce qui fait trois romans consacrés au totalitarisme. Je n’ai jamais cessé de me documenter sur les camps d’extermination, la Shoah, et d’être complètement dérouté, à chercher un sens. Mais quand j’ai lu cette phrase de Primo Levi que je cite dans le court essai qui succède à La Zone d’intérêt, où il explique qu’on ne peut pas comprendre et même qu’on ne doit pas comprendre, je me suis senti libéré du poids du “pourquoi”. Si écrire un roman permet d’avancer ne serait-ce que d’un millimètre dans la compréhension des événements, ça vaut la peine de le faire.
Quel aspect particulier du nazisme avez-vous voulu montrer ?
A quel point le nazisme était ridicule. A quel point le nazisme était irrationnel, contradictoire, trompeur. Hitler a eu beaucoup de chance. Il aurait été si facile de le vaincre bien avant 1945.
Vous n’écrivez jamais le nom “Hitler”. Pourquoi ?
Ecrire le nom de Staline ou d’Hitler, je trouve ça vulgaire. Si je vois seulement les initiales A. H. dans un roman, ça me dégoûte. Il faut se montrer un peu plus subtil. Il est présent dans mon livre, mais sous forme de périphrases. C’est un scrupule artistique que j’ai du mal à expliquer.
Un écrivain doit-il respecter certaines règles quand il s’attaque à un tel sujet ?
Je ne parlerais pas de règles, mais de responsabilité. Je ne crois pas qu’on puisse tout se permettre. Par exemple, j’ai détesté le film La vie est belle. Je l’ai trouvé tellement stupide et offensant. Je pense qu’il faut respecter le principe de base de l’art romanesque : l’accord entre les mots et le sujet. C’est une lutte constante et je savais que pour ce livre, elle serait encore plus âpre, mais je sentais que je pouvais le faire. Je ne supporterais pas qu’on puisse dire que j’ai fait preuve de légèreté. Ce qui ne m’a pas empêché d’aller à fond dans la raillerie. Mais une raillerie amère et pleine de mépris pour le national-socialisme.
Faire rire avec un livre sur la Shoah, c’est tout de même très délicat.
Oui, les gens se sentent coupables en lisant le roman. Coupables de rire. On n’écrit pas dans ce but, mais on espère toujours créer ce malaise.
La satire est-elle encore possible ?
Il y a désormais une hypersensibilité. Par exemple, vous ne pouvez rien dire de désagréable sur l’islam. Les gens surréagissent. Comme ces écrivains américains qui ont refusé d’assister au gala du PEN qui rendait hommage à Charlie Hebdo (en mai – ndlr). Ils auraient dû montrer leur solidarité à l’égard de leur profession. C’était crucial. Au lieu de ça, ils ont eu peur de porter préjudice. Mais la question de la liberté d’expression est bien plus importante que n’importe quel préjudice supposé. Cette propension grandissante à l’autocensure est une victoire d’Al-Qaeda et de Daech. La liberté d’expression est un pilier de la démocratie. Les leaders islamistes le savent et doivent se réjouir de voir qu’ils réussissent à l’affaiblir. Les écrivains qui ont boycotté le PEN ont contribué à cet affaiblissement.
A plusieurs reprises, vous avez vous-même été accusé d’islamophobie pour des propos formulés après le 11 Septembre. Vous sembliez établir un lien entre islam et terrorisme…
Dès que vous parlez d’islam, vous avez des problèmes. Je préfère employer le mot takfirisme qui renvoie à une secte d’islamistes extrémistes. Aujourd’hui, une certaine gauche radicale stupide flirte avec ces takfiri. Par antisémitisme, mais aussi à cause d’une culpabilité impérialiste. Résumons les “qualités” des islamistes extrémistes : ils sont terroristes, génocidaires, totalitaires. Qu’est-ce que la gauche leur trouve ?
Pourriez-vous écrire un roman sur Daech ou sur des islamistes ?
Non, pas pour le moment. Surtout s’il s’agit d’une satire. Toutes les grandes satires sur des injustices sociales sont généralement écrites une fois que ces injustices ont pris fin. Qu’il s’agisse de Swift sur la famine en Irlande ou de Dickens au sujet de la prison pour dettes. Il y a bien eu ce film We Are Four Lions sur des terroristes totalement incompétents. J’ai écrit des articles sur le 11 Septembre, mais un roman, je ne sais pas… Je ne connais pas cette culture, il faudrait que je m’y immerge. Mon fils, lui, travaille pour le Foreign Office et parle arabe. Peut-être que c’est lui qui devrait écrire ce roman.
Vous vivez à New York depuis 2011. L’Angleterre ne vous manque pas ?
Ce qui me manque le plus, c’est le wit, l’esprit anglais. Les Américains craignent trop de se montrer offensants pour être spirituels. J’aime de moins en moins les Etats-Unis. Les politiques qui y sont menées sont totalement irrationnelles. L’argent contrôle tout, ruine tout : le système de santé, l’éducation, la justice. Et puis il y a la question raciale, les armes à feu… Londres est bien plus évolué.
La Zone d’intérêt (Calman-Lévy), traduit de l’anglais par Bernard Turle, 400 pages, 21,50 €
{"type":"Banniere-Basse"}