Dans un roman construit comme un scénario, Philippe Djian retravaille son thème de prédilection, la famille, avec une noirceur rarement atteinte.
“Ses pensées ne l’entraînaient pas très loin, la circulation s’intensifiait à l’approche d’une grosse agglomération et il devait slalomer entre les endormis et les mal réveillés, doubler les caravanes les camions, empruntant l’interminable rocade qui obligeait à un détour d’une vingtaine de kilomètres, les types qui avaient pondu ce tracé auraient mérité d’être fouettés.”
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Voilà. Ça, c’est une phrase de Djian. Son personnage, Dan, est embarqué dans une histoire pas possible, convoyant une voiture à travers le pays pour le compte de malfrats patibulaires, avec à son bord une fille qui pourrait bien lui causer des ennuis, mais là c’est le concret qui l’occupe, une rocade qui le rend fou et dont il voudrait, tout de suite, fouetter les concepteurs.
Depuis plus de trente-cinq ans, Philippe Djian publie des romans au rythme désormais quasi constant d’un par an. Il a su, petit à petit, imposer un style, une langue qu’il semble travailler sous nos yeux. Il a su également construire une ambiance, faite de lieux indéterminés, en général périurbains, tour à tour pleins d’une nature sauvage ou quadrillés de stations-service, de lotissements et de parkings. Une ambiance faite surtout de personnages cabossés, englués dans une vie tout à la fois banale et incroyable, aux prises avec mille tracasseries quotidiennes et des questions existentielles sans fin.
L’univers de Djian, une évolution constante
Au fil du temps, ses lecteurs ont vu cet univers évoluer, des thématiques nouvelles apparaître et, originalité pour un auteur masculin, l’attention qu’il porte à ses personnages féminins s’est intensifiée. En 2012, “Oh…”, livre d’une liberté dérangeante porté à l’écran sous le titre Elle par Paul Verhoeven avec Isabelle Huppert dans le rôle principal, montrait une femme qui manipulait son violeur.
En 2015, son Dispersez-vous, ralliez-vous ! était un sublime roman d’apprentissage au féminin. Ado sauvage et mutique au début, une jeune femme construisait son indépendance pied à pied. Philippe Djian avait très bien saisi tous les écueils qui la menaçaient dans sa vie familiale et professionnelle. L’auteur de 37°2 le matin se pose donc en écrivain féministe qui, sans grands discours sur le sujet, met en place des héroïnes complexes quand les hommes alentours sont démunis et embourbés.
Aujourd’hui, une femme donne carrément son nom à ce nouveau roman de Djian. Marlène. Un personnage pourtant tenu à distance, comme observé de l’extérieur malgré la place prépondérante qu’il occupe dans le livre. Marlène, qui débarque dans une histoire de vies construites sans elle, est la femme fatale au sens propre du terme.
Une femme pour faire basculer le monde
Très vite, on sent que le plus grand bonheur ou le pire malheur peuvent advenir grâce ou à cause d’elle, sans que l’on sache si elle est consciente de son pouvoir. Et sans que le personnage principal du livre, l’ombrageux Dan, en ait totalement conscience lui aussi.
Car pour Dan, les femmes constituent un continent obscur, inatteignable, un monde incompréhensible et imprévisible, dont il a besoin mais dont il se méfie d’instinct. En héros digne des meilleurs Djian, Dan traîne un passé compliqué et doit se battre au quotidien pour vivre malgré ses démons. Comme son meilleur ami Richard, c’est un vétéran qui a combattu en Afghanistan. Il ne raconte pas les horreurs qu’il a vues mais elles continuent de le hanter et surgissent par bribes au fil des pages.
Depuis son retour, Dan s’est constitué une famille avec Richard, sa femme Nath et leur fille Mona. La famille, celle dont on a héritée et celle qu’on se construit, est en effet un des grands thèmes des romans de Djian. Un sujet qu’il semble au fil des livres triturer de toutes les manières possibles, ici sous un jour inédit et tragique. Car surgit Marlène, la sœur oubliée de Nath. Et il suffit d’une femme parfois pour que le monde bascule.
Un des livres les plus noirs de Djian
Il fallait une structure pour que le livre ne soit ni un polar classique, ni une analyse psychologique. Si on pouvait déceler chez Djian, à ses débuts, l’influence de grands romanciers américains, on sait qu’il cherche à renouveler sa technique narrative en empruntant à l’écriture scénaristique, aux films mais aussi aux séries depuis la trilogie Doggy Bag en 2007.
Et le premier terme qui vient à l’esprit quand on se plonge dans ce nouveau roman est celui de montage, dans le sens cinématographique du terme. Le livre est un collage de chapitres courts, se limitant parfois à quelques paragraphes, chacun d’eux étant introduit par un mot qui le résume.
Les scènes sont juxtaposées, les dialogues jetés sans guillemets dans la narration. Car depuis toujours, Djian travaille la fluidité, la rapidité et l’ellipse, jusqu’à ce texte qui semble être un exercice de style, un précipité de tableaux et d’événements qui entraînent Dan et les autres personnages vers une chute que l’on ne vous dévoilera pas.
Car en effet, on ne vous racontera pas ce livre terrible, un des plus noirs que Djian ait jamais écrit. Un livre qu’il faut lire jusqu’au bout, phrase à phrase, pour prendre la mesure du complexe équilibre que l’auteur – aguerri – à réussi à mettre en place. Sylvie Tanette
Marlène (Gallimard), 224 pages, 19,50 €
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