A l’occasion de notre numéro spécial « Comment ça va, la France ? », l’auteur évoque les fins de mois impossibles, les violences policières, les féminicides…
OUVRE LES YEUX OUVRE LES YEUX OUVRE LES YEUX – est-ce que quelqu’un, quelque part, se pose encore cette question ? Brûle décence. Il existe toujours cet oncle gardant la caméra allumée face à l’enfant qui pleure ? Qui osera une fois de plus faire se tortiller la langue, la forcer à chercher les nuances nécessaires pour décrire chaque teinte prise par un corps enfermé dans une chambre seul avec un boa ?
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Se lever chaque jour pour 1200 euros par mois. N’avoir rien d’intéressant à dire à ses proches, à son amour, quand vient le soir, quand on se rencontre, quand on se raconte. S’endormir lourd sans s’être jamais éveillé de la journée. S’éclater le crâne le week-end pour vibrer quelques heures au moins. Etre dans le rouge dès le douzième matin. Se faire infantiliser par son banquier au téléphone à la pause.
Négocier la mensualisation d’une amende, 200 balles en six fois, s’il vous plaît. Contracter des crédits pour bouffer. Une carte de station alpine qui se dessine par paquets de nerfs jusqu’en bas du dos. Presse, presse, l’espoir qu’on dilue comme liquide vaisselle des fins de mois. La boule au ventre quand approchent les fêtes. La mâchoire grince, phalanges blanchissent, voûte s’affaisse, épaules ploient : rien de nouveau.
Ce qui l’est, par contre, c’est qu’elle s’affiche sur tous les écrans, à tous les ronds-points, dans tous les débats. TENDS L’OREILLE TENDS L’OREILLE TENDS L’OREILLE – ce qui est nouveau c’est qu’on l’entend partout, qu’on l’écoute presque. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle crie tellement qu’il faudrait vite la faire taire. Ce qui est nouveau, c’est que les Blancs cis hétéros se mettent à comprendre que la police gaze, cogne, éborgne, tue. Rien de nouveau. Zyed, Bouna, Taoufik El-Amri, Albertine Sow, Reda Semmoudi, Mohamed Benmouna, Mahamadou Marega, Abdoulaye Camara, Adama Traoré…
Je n’aurai pas assez des 4000 signes demandés par les Inrocks pour dire tous les noms. Je n’aurai pas assez d’un roman. Pas assez d’un roman, non plus, pour dire Monique, Berthe, Yvonne et les 149 femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2019. Sans oublier Vanesa Campos et toutes les femmes transgenres, toutes les travailleuses du sexe et toutes les autres harcelées, humiliées, assassinées puis passées sous silence. Ajoutons à cela les mômes brisés par les Matzneff chiens de leurs morts.
Le lien entre tous ces noms ? Les mains d’en face. Ce sont les mêmes : des mains d’hommes. Pour la même raison : la virilité. Elle le quitte, il la tue. Il est racisé, il le tue. Il se sent impuissant, il le viole. Il se sent menacé, il le tue. Il ne comprend pas son propre désir, il la tue. Il a peur, il les tue. RESSENS CORPS RESSENS CORPS RESSENS CORPS – aujourd’hui, on peut entendre tout ça. On l’écoute même, parfois.
Et si l’Etat minimise toujours, et si la justice acquitte encore, et si des hommes vont bientôt se mettre à brandir des propos féministes pour mieux draguer, baiser, oppresser, humilier, étrangler, schlasser, et si des boomers écœurés d’avoir raté leur tour de révolution continueront de nous faire croire que la décence et le respect qu’ils appellent puritanisme viennent des Etats-Unis, et si pour chaque timbré qui donne sa mort en spectacle on invoque systématiquement le spectre de l’islam, et si l’industrie de la sécurité s’est préparé de belles années, et si les contours du capitalisme et de l’urgence climatique s’estompent peu à peu dans les discours comme aquarelle au soleil, et si de plus en plus de seniors se retrouvent à vivre dans leur voiture avec pour dernier lit la banquette arrière, et si des géants du BTP se feront un fric fou à leur construire des parkings, et si des start-up inventeront alors l’application positive thinking pour maintenir le lien à distance avec leurs familles, supplément filtres à dignité intégré, et même si la novlangue trahit déjà les mots pour dire tout ça, il reste un espoir : cette voix. IMPLOSE FORT IMPLOSE FORT IMPLOSE FORT – cette voix qui existe, qui a toujours existé, qui est aujourd’hui en apparence écoutée, cette voix qui n’a de cesse de s’amplifier : elle ne se taira pas. Si on se déconstruit chacun, si on écoute chacune – on sera plus, ils seront moins.
Dernier roman paru : 77 (Actes Sud)
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