Star hollywoodienne absolue, amante malheureuse de Sinatra et des frères Kennedy, icône solitaire et peroxydée, dépressive sous calmants et en analyse : un roman émouvant explore les images infinies de Marilyn, à travers sa relation fusionnelle avec son dernier psychanalyste.
Elle a montré ses seins, son cul, décoloré ses cheveux, s’est acharnée à jouer les connes blondes, à faire croire qu’il n’y avait rien au-delà de ce corps qu’elle exhibait comme on fait sauter un ours dans un cirque. Pourtant, on n’en a jamais fini de chercher la face “cachéeî de Marilyn. “Parce que c’est un véritable mythe, c’est-à-dire une surface de projection qui résiste à toutes les analysesî, nous dit Michel Schneider qui lui consacre un roman magnifique, Marilyn dernières séances, labyrinthique galerie des glaces pour mieux démultiplier une image à l’infini jusqu’à en épuiser tout glamour, toute beauté, laissant percevoir la tragédie inscrite dans son corps depuis le corps de l’enfance. Autopsie d’une mort de son vivant, par les mots.
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Quarante-quatre ans après sa disparition, donc, l’exposition de sa dernière séance photo avec Bert Stern est un succès inattendu, et Marilyn dernières séances est en train de devenir le livre de l’automne. Encore une fois, les images d’un côté, les mots de l’autre : tout ce qui aura été le paradoxe douloureux de l’actrice. C’est ce que Michel Schneider, psychanalyste, aura choisi de montrer en lui restituant la parole la plus intime, la plus “vraieî en quelque sorte, celle dite en analyse – mais en l’inventant à partir des nombreux entretiens de Marilyn, on est dans un roman, pas dans une bio. Alors au musée Maillol, les seins, le cul et la tignasse péroxydée d’une femme qui allait mourir juste après et rejouait une ultime fois, aidée par des litres d’alcool, son rôle de corpsécran, de corps-projection, à mort.
Dans le livre, la voix, les mots. On y apprend d’ailleurs que Marilyn aimait enregistrer ses séances et remettre les cassettes à son psy ; qu’elle aimait s’enfermer chez elle, ne voir personne, ne pas être vue, mais passer des heures au téléphone ; qu’elle n’arrivait pathologiquement pas à dire ses répliques sur un tournage, mais que les séances photo, muettes donc, ne lui posaient aucun problème. Comme si ce corps qui la faisait vivre l’entravait, et qu’il fallait s’en débarrasser pour pouvoir enfin “êtreî soi. “Le paradoxe de Marilyn, c’est d’être une apparition, une pure lumière à l’écran, et d’avoir passé sa vie à vouloir disparaître – en arrivant en retard sur les tournages, en ne venant pas du tout, en se récréant une image, en traînant une fascination pour la mort. Corps-entrave dès lors maltraité par celle qui en avait pourtant tellement besoin pour exister, mais le ravageait d’alcool, de drogues, de sexe violent, de saleté crasse, le frottait dans un désir de mort constant aux rencontres les plus dangereuses, les plus glauques – Sinatra (qui la droguait et la prêtait sexuellement à ses amis), la Mafia et les Kennedy. Un corps-protection aussi, une nudité qu’elle porte comme une armure :
“Ce que j’ai découvert de Marilyn, c’est une fille pour qui la sexualité était un vrai problème. Le seul qui ait compris ça, c’est Nabokov qui dira, après la mort de Marilyn : ‘On a cru que c’était une comédienne du sexe, mais c’est plutôt le sexe qui était pour elle une comédie.’ Elle affichait sa sexualité pour protéger sa difficulté de contact avec l’autre et avec elle-même. Comme si elle disait « Prenez mon corps. Ainsi, vous ne prendrez pas mon âme.' »
Et c’est bien entendu une prise d’âme qui l’achèvera, davantage que les multiples prises de son corps, cinématographiques ou sexuelles. Celui qui la prendra le plus totalement, c’est son dernier psychanalyste (elle en a eu cinq, de 1955 à 1962), Ralph Greenson. Pas de sexe entre eux, pas de prise sur le corps donc, ne restent que les mots et l’âme mise à nu d’une enfant malade. Pendant trente mois, de janvier 1960 au 4 août 1962, Marilyn Monroe consulte Ralph Greenson à Los Angeles. Et bientôt l’analyse vampirisera l’un comme l’autre : Marilyn devient de plus en plus dépendante, exige toujours plus de temps de Greenson qui va transgresser toutes les règles de l’analyse pour elle, la voyant tous les jours, virant tous ses autres patients pour ne se consacrer qu’à elle, presque 24 heures sur 24, la faisant venir, dormir, dîner chez lui et sa famille (il est marié et a deux enfants, dont l’actrice sera proche). Et ultime trahison, il sera salarié de la Fox qui produisait alors Le Milliardaire de Cukor, pour assurer la présence de l’actrice sur le plateau.
“C’est l’histoire très banale d’une passion : deux êtres s’éprennent, se méprennent et ne peuvent se déprendre que par la mort. Comme dans une histoire d’amour, chacun se sert du symptôme de l’autre pour poursuivre son fantasme. Greenson rêvait d’exister au cinéma, Marilyn d’être plus intellectuelle. Il lui fallait les images, et elle les mots. Il s’est emparé totalement de la vie de Marilyn, exerçant sur elle une emprise incroyable, se mêlant de ses contrats ou du final cut de certaines scènes. Et elle, elle a fait sur lui un usage sadique de sa dépression.î A la fin, Greenson craque, il s’enfuit en Europe pour échapper à l’emprise Marilyn. Elle se sent à nouveau abandonnée et chute d’autant plus : “Elle va commencer à faire toutes les conneries, comme se faire virer du tournage et aller chanter au Madison Square Garden pour l’anniversaire de Kennedy.î Peut-être parce qu’il rêve trop de cinéma, d’images, Greenson aura été incapable de réconcilier l’actrice avec la sienne.
Il faut dire qu’on est à Hollywood – et la ville du cinéma apparaît glauquissime dans le dévoilement de ses coulisses qu’en fait Schneider –, ville de miroirs, des reflets et des masques, des décors de carton-pâte, des vies réinventées et des identités d’emprunt. En vrai, Ralph Greenson s’appelle Romeo Greenschpoon et Marilyn Monroe, Norma Jean Baker. Ils se sont inventé vie et identité de fiction comme tous ceux qui ont fait Hollywood, ces cinéastes qui avaient fui le nazisme et refait leur vie ailleurs, en Amérique, sous d’autres noms, pour ne pas mourir. Car le livre raconte aussi, en background, la folle histoire, passionnante, d’Hollywood avec la psychanalyse : “La psychanalyse était infestée par le cinéma et tous les gens qui faisaient du cinéma, acteurs, producteurs, réalisateurs, étaient en analyse. Et ils engageaient les analystes pour travailler avec eux.
La plupart des réalisateurs et des psys qui exerçaient à Hollywood venaient de la vieille Europe, chassés par le nazisme, et ils se sont retrouvés dans une espèce de communauté de culture, de référence à Freud. Joseph Mankiewicz par exemple : il avait fait des études à Berlin à l’institut de psychanalyse, il voulait devenir psychiatre. Il a rejoint Sirk, Wilder, et ils étaient tous pris dans cette histoire. L’image du psy au cinéma, ça a d’abord été le sauveur, celui qui menait vers la vérité. Puis il est devenu un personnage maléfique dans les films.î Peut-être parce que les limites entre parole intime et professionnelle en sont devenues si brouillées qu’elles ont perverti toute image crédible du psy. Il faut voir le tableau que dresse Schneider à la fin, qui dessine toutes les ramifications incestueuses entre psys et acteurs. Greenson sera aussi l’analyste de Frank Sinatra, l’amant de Monroe. Anna Freud, fille de Freud, qui fut un temps la psy de Marilyn, demandera à Greenson d’empêcher l’actrice de jouer la fille de Freud dans le film de John Huston (craignait-elle que l’actrice sexy séduise son père sur écran ?) – ironie du sort, aujourd’hui, dès qu’une image de l’actrice paraît, c’est la fondation Anna Freud qui empoche les royalties.
Ce que Marilyn dernières séances montre le mieux, au-delà d’un portrait inédit de la star, c’est l’atmosphère de nonassistance à personne en danger dont elle fut entourée dans la Cité des Anges : dans la ville des apparitions et des mirages, l’histoire d’un corps coupé de son image que tous s’acharneront à ne pas réconcilier, pour leurs propres intérêts. L’histoire d’une petite fille qui naît dans les milieux du cinéma (sa mère est monteuse) et dont toutes les mères de substitution, qui la recueillent quand sa mère l’abandonne ou se retrouve enfermée pour folie, travaillent dans le cinéma, la larguent l’aprèsmidi au Chinese Theatre de Sunset Boulevard. C’est là qu’elle voit la blonde platine Jean Harlow et s’y identifie : “C’était une projection viable d’elle-même. Elle a eu besoin de voir son image projetée pour se sentir exister, sauf qu’en même temps toutes les images ont un côté virtuel qui ne peut pas combler son sens de l’irréalité. Au contraire, cela n’a fait que renforcer son impression de ne pas exister.î Il y a cette scène, édifiante, où, dans les toilettes d’un restaurant, Truman Capote la surprend en train de se regarder dans une glace. Il lui fait une réflexion et elle lui répond alors : “Je ne me regarde pas. Je la regarde.î Marilyn était une image qui souffre. Arthur Miller écrira : “La rencontre d’une pathologie individuelle et de l’appétit insatiable d’une culture de consommation capitaliste. Comment comprendre ce mystère ? Cette obscénité ?î Marilyn est à tout le monde, démultipliée en autant de posters. Chacun a sa Marilyn, elle est à tous, et tous glissent sur le lisse de la photo sans comprendre. Marilyn n’était à personne et surtout pas à elle-même.
Si le livre de Schneider est celui qui s’approche au plus près de son noyau secret, c’est qu’il se construit comme une analyse : répétitions qui tournent autour d’une vérité insaisissable parce qu’elle n’existe pas autrement que constituée de nombreux éclats de vérité, qui déplacent légèrement l’image comme un kaléidoscope. Il commence et s’achève par un même mot, “rewindî, comme si la vie n’était qu’un récit qu’on se répète, une bande magnétique qu’on ne cesserait de se passer ou d’enregistrer, et se construit par courts chapitres et autant de va-et-vient temporels qui délivrent à chaque fois une vérité de Marilyn – pas la vérité. Car si Schneider la montre fragile, il la montre aussi dure et froide, une tueuse arriviste qui couche avec hommes ou femmes pour parvenir à ses fins.
On passe ainsi d’une gamine triste et châtain dans un clip porno cheap à la star qui se tape Joan Crawford pour mieux la larguer quand l’autre se montre accro. Cruelle et indifférente. Magnifique schizophrène. Un pur symptôme d’Hollywood. Alors, qui a tué Marilyn Monroe ? Dans son autobiographie, Mon histoire, elle écrivait : “J’étais le genre de fille qu’on retrouve morte dans une chambre minable, un flacon de somnifères à la main.î Le rôle de sa vie, c’est au fond elle qui l’aura écrit. Et elle l’a joué à la perfection. Marilyn Monroe était vraiment une immense actrice.
Nelly Kaprièlian
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