Marguerite Duras aurait eu 100 ans cette année. Parmi la foule de publications entourant cet anniversaire, les deux derniers tomes de ses œuvres complètes, dont des inédits, invitent à une relecture de l’ensemble de ses textes.
Sa postérité, Marguerite Duras n’en a jamais douté. “Mes livres vont rester après ma mort, c’est prévu déjà et je le sais moi aussi, comme mes éditeurs. Je suis responsable de les avoir écrits, je ne suis pas responsable de leur devenir”, note-t-elle, lucide, dans Le Livre dit, une transcription inédite et inachevée de Duras filme, le documentaire tourné par son fils, Jean Mascolo, en 1981.
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Duras est morte il y a dix-huit ans mais elle vit toujours, intensément, à travers ses textes et à travers ceux, nombreux, qui s’en inspirent. Récemment encore, Marie Darrieussecq lui a emprunté le titre de son dernier livre, Il faut beaucoup aimer les hommes ; Edouard Louis la cite en exergue d’En finir avec Eddy Bellegueule.
Plus qu’aucune autre, l’œuvre durassienne invite à une perpétuelle relecture pour combler les trous, les béances d’une écriture qui n’a eu de cesse d’évider le réel, de le forer, le dépouiller, l’épurer jusqu’à l’abstraction. Marguerite Duras, c’est l’écriture de l’absence, du vide. Le manque même du désir. Un blanc sur lequel chacun peut se projeter, un indicible que chacun tente de reformuler avec ses propres mots.
“Tu me tues, tu me fais du bien”
Pour cette raison même, Duras s’est toujours sentie dépossédée de ses livres, sans le déplorer. “La plus belle chose qu’on m’ait dite à propos de Lol V. Stein, c’est un critique, c’est ceci : ‘ Lol V. Stein, c’est moi qui l’ai écrit”, confie-t-elle en 1974 dans Les Parleuses (Pléiade, t. III), série d’entretiens avec Xavière Gauthier. Même le fait que la célèbre réplique d’Hiroshima mon amour, “Tu me tues, tu me fais du bien”, se trouve reprise “dans des strip-teases de Paris” ne la choque pas totalement : “Tu vois, le texte d’Hiroshima, c’est devenu comme des chansons.”
Sans doute Duras comprend-elle d’autant mieux cette constante réappropriation de son oeuvre qu’elle-même n’a jamais cessé de la retravailler, multipliant les versions d’un même texte, expérimentant chaque fois “un autre possible du même livre” (Ecrire), au point d’être accusée de s’autopasticher.
Les deux derniers tomes de ses œuvres complètes, qui couvrent la période 1974-1996, éclairent particulièrement cet art singulier de la réécriture. Ainsi La Maladie de la mort, roman violent de 1982, dans lequel un homme – homosexuel, même si le mot n’apparaît jamais – paie une femme pour qu’elle passe plusieurs nuits près de lui, se métamorphose-t-il quatre ans plus tard en un nouveau texte, une version adoucie, Les Yeux bleus cheveux noirs (réédité en poche aux éditions de Minuit), qui lui-même engendrera La Pute de la côte normande, exégèse de la genèse du livre.
De la même manière, l’écrivaine a décliné Ah ! Ernesto, son livre pour enfants qui vient de reparaître – l’histoire d’un petit garçon qui refuse d’aller à l’école parce que, “à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas” – en un autre livre, La Pluie d’été, et en un film, Les Enfants. Les exemples de ce type abondent.
Le réel comme un mythe
Dans une interview donnée au Magazine littéraire, Marguerite Duras disait avoir “vécu le réel comme un mythe”. En l’occurrence, le mythe de l’éternel retour, réalisé par la magie de la littérature. Un éternel retour aux origines : son enfance, bien sûr, et son pays natal “pulvérisé”, l’Indochine, que Duras ressuscite dans ses livres, qu’il s’agisse d’Un barrage contre le Pacifique ou de L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Mais aussi un éternel retour aux origines mêmes de son écriture.
C’est en tout cas ce que laissent supposer deux textes inédits figurant dans ces œuvres complètes : Théodora et L’Homme menti. Le premier est un roman “inachevé et inachevable” auquel Duras s’est attelée juste après la guerre, en même temps que le Barrage… et Le Marin de Gibraltar. Un couple, T. et Théodora, se retrouve dans un hôtel. T. s’éprend d’une très jeune fille, Marie. La narration est hésitante, oscillant entre la première et la troisième personne, le style encore très explicite, presque littéral, sans non-dit ni envoûtement. Mais déjà sont présents les thèmes matriciels de l’univers durassien : la relation triangulaire, le rejet des conventions bourgeoises. Surtout, Théodora, figure libre, érotique et sauvage, annonce les futures héroïnes de Duras : Lol V. Stein, Anne-Marie Stretter et la Théodora Kats de Yann Andréa Steiner. Pendant quarante ans, l’écrivaine reviendra sur ce texte, en reprendra des bribes dans Les Chantiers, Détruire dit-elle ou Outside.
Dans L’Homme menti, entrepris au début des années 80, Duras a tenté, en vain, de mettre en roman sa relation « très, très, très violente » avec Gérard Jarlot, journaliste et écrivain, mythomane incurable, qui fut son amant pendant près de dix ans, dans les années 50-60. Comme pour Théodora, elle ne parviendra jamais à finir L’Homme menti. Plus que ce livre inabouti, c’est son histoire avec Jarlot qui constitue une autre source de son oeuvre : la passion, ce gouffre qui absorbe tous ses textes. Cette liaison a exercé une influence radicale sur son écriture, opérant selon les mots de Duras elle-même « une rupture en profondeur » qui aurait « déblayé la facilité » de ses livres. C’est dans ces inachèvements, ces pièces manquantes que réside la part de mystère irréductible des textes de Marguerite Duras. Leur force et leur beauté.
œuvres complètes (Pléiade, Gallimard), t. III, 1 936 pages, 62 €, et t. IV, 1 600 pages, 58 €
Album Pléiade Marguerite Duras textes Christiane Blot-Labarrère, 256 pages, offert pour l’achat de trois volumes de la collection
Le livre dit. Entretiens de Duras filme (édition de Joëlle Pagès-Pindon, Gallimard), 240 pages, 18,50 €
Les Yeux bleus cheveux noirs (Minuit double), 160 pages, 7 €
Ah ! Ernesto (Thierry Magnier), illustrations Katy Couprie, 40 pages, 14,50 €
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