Découverte d’un entretien inédit de Duras. De sa jeunesse toxique en Indochine à son crépuscule glorieux, en passant par les affres de la passion, le plus puissant moteur d’écriture.
Qui parle encore le “Duras” ? Ses silences à rallonge et ses préceptes fulgurants ont rendu célèbres ses prises de parole à la télé. Face à cette vestale ratatinée derrière son col roulé crème et ses grosses lunettes, même un Bernard Pivot à Apostrophes, malgré son aplomb enjoué, ne parvient pas à cacher son trouble. C’est que cette langue si singulière, Duras la parlait seule, dans un monologue qu’elle consentait à ouvrir au monde.
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Nombreux sont les entretiens auxquels la romancière a collaboré, jamais avare de sa parole (on garde en mémoire ses multiples tribunes dans la presse, notamment autour de l’affaire Villemin). Parmi eux, on retient les plus importants, soit Les Yeux verts, avec Serge Daney, sur ses goûts cinéphiliques, Le Bureau de poste de la rue Dupin…, son dialogue avec Mitterrand autour de leur expérience commune de la Résistance, ou encore La Vie matérielle, un recueil de textes personnels rédigés avec Jérôme Beaujour. C’est de ce dernier texte que La Passion suspendue se rapproche le plus, par le degré d’intimité qu’il instaure avec l’auteur.
Initié en 1987 par une journaliste italienne pugnace (elle viendra à bout de la méfiance de Duras grâce à un morceau de parmesan !), introuvable pendant vingt ans, cet entretien réalisé au domicile de Duras, rue Saint-Benoît, opère comme une sonde dans l’imaginaire durassien. Sont dévoilés ses ports d’attaches, ses terreaux fertiles, les récifs aussi, où la voix se brise. Cette dernière naît dans l’Indochine coloniale, empoisonnée par l’ombre maternelle (“Dans l’existence, la mère est la personne la plus étrange, imprévisible, insaisissable que l’on rencontre”) ; elle s’affirme à Paris, avec le Front populaire, sous la bannière du PC déserté plus tard (“La démagogie marxiste qui, dans sa tentative d’annihiler les contradictions de l’individu, ne fait que l’aliéner davantage”) ; elle rejoint la Résistance, aux côtés de Robert Antelme, son premier mari ; à partir des années 40, et un premier roman, Les Impudents, elle devient cette force aveugle, bégayante et géniale qui atteint son point d’orgue avec L’Amant, “texte sauvage” vendu à plus de 2 millions d’exemplaires et prix Goncourt en 1984.
La voix durassienne pourrait se définir par son timbre éreinté par la passion, le désir “au-delà du sentiment, impersonnel, aveugle”. Cette extase autodestructrice que traversent toutes ses héroïnes, infléchissant l’écriture :
“J’ai eu un amour violent, très érotique, plus fort que moi (…), ça a changé ma façon de faire de la littérature : c’était comme de découvrir les vides, les trous que j’avais en moi, et de trouver le courage de les dire.”
Jusqu’au vide, parfois, indépassable : l’imaginaire bloqué, l’attente fulminante. La Passion suspendue se délivre comme le récit exhaustif d’une vie, troué d’énoncés éblouissants sur l’écriture et le rôle de la littérature, qui est de “représenter l’interdit”, qui “doit être scandaleuse”, et Duras ne se prive pas pour balayer d’un revers de main tout ce qui ne participe pas, à ses yeux, de cet absolu. Tout le monde, et c’est l’un des charmes querelleurs du texte, en prend pour son grade. Pour la grande prêtresse des lettres françaises, les écrivains du Nouveau Roman sont “trop intellos”, Yourcenar est devenue “illisible”, pas mieux pour Lacan, ni le pauvre Sollers, “trop limité”. Quant à Sartre, il “est la raison du si regrettable retard culturel et politique de la France”. Quand Duras fait sa langue de vipère, fini l’angoisse de la page blanche.
Marguerite Duras – La Passion suspendue entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre (Seuil), traduit de l’italien par René de Ceccatty, 196 p., 17 €
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