L’éditeur Manuel Carcassonne signe un texte autobiographique où il explore ses origines, et ce qu’elles ont fait de lui. Une réussite.
Il aura fallu Beyrouth. Séjournant là-bas aux côtés de son épouse, issue d’une famille chrétienne libanaise, et de leur fils, Manuel Carcassonne commence à réfléchir à ce qu’il a longtemps remisé dans un coin de sa tête : ce que signifie être juif. Comme si la complexe mosaïque de religions qu’est le Liban lui permettait de découvrir une part de son identité jusqu’alors noyée dans un destin français exemplaire.
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Ce texte autobiographique, premier livre publié par le patron des éditions Stock, est d’abord une introspection. “Je parle de l’intime. […] De l’inscription inexplicable du passé dans cet intime que j’aurais mis si longtemps à dérouler.” Carcassonne observe sans complaisance son adolescence modèle, ses petites amies bourgeoises et catholiques, ses débuts dans l’édition, quand il est tout jeune homme et devient le gendre de Jean d’Ormesson.
Le plus édifiant dans la description du milieu où il évolue est l’antisémitisme et le racisme tranquilles que Carcassonne a encaissés et qu’il dénonce aujourd’hui, laissant remonter les souvenirs. Comme ce jour où on lui demande : “Jeune homme, pensez-vous qu’il y en France plus de juifs ou plus de nègres ?” Cette vie de bon élève le conduit dans une impasse, et en quelques lignes il évoque une tentative de suicide : “Ma jeunesse fut un mensonge.”
Enquête de soi
Il décide alors de scruter toutes les composantes de son identité à la recherche d’une “zone gelée, un iceberg identitaire dont la partie immergée serait plus profonde et vaste qu'[il]ne pouvait le supposer”. Carcassonne sort ainsi du simple récit autobiographique et propose une réflexion universelle qui va à l’encontre des discours extrémistes : la possibilité de vivre plusieurs identités sans en exclure aucune.
Ce texte hybride est également un récit historique, car l’auteur se plonge dans les lointaines origines de sa famille, descendante d’une communauté juive installée dans le sud de la France dès la fuite d’Égypte. Manuel Carcassonne fouille les archives, exhume une histoire souvent méconnue, qui épouse pourtant celle de ce pays depuis toujours. L’histoire de rabbins polyglottes et leur rôle de passeurs dans la circulation des idées, à une époque où “l’hébreu était considéré comme la langue véhicule, l’arabe la langue des sciences, et le latin servait au passage des textes vers les cours européennes”.
Trois questions à Manuel Carcassonne
“Je voulais transmettre quelque chose, c’était important pour moi.”
En affirmant que l’identité peut être multiple, vous donnez à votre livre une dimension politique.
Manuel Carcassonne – On a perdu tout bon sens sur le sujet. L’addition des identités est plus intéressante que la soustraction. Je me sens pleinement français en additionnant mes identités, et je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas m’appeler Mohamed Carcassonne si j’avais des raisons de le faire. Pendant longtemps, j’ai été un juif non pas honteux mais prudent, dissimulé. La confrontation avec le Liban, ce pays-laboratoire, a participé à ce que j’appelle mon retournement. J’ai voulu savoir qui j’étais et qui était celle que j’appelle Nour dans le livre. Comme moi, en tant que melkite, elle appartient à un groupe minoritaire.
En racontant l’histoire des juifs du Comtat Venaissin, berceau de vos origines paternelles, vous déconstruisez un cliché : celui des racines chrétiennes de la France.
Je voulais expliquer aux gens ce qu’était cette histoire parce que beaucoup l’ignorent. Cela m’a passionné, pas seulement pour des raisons familiales mais parce que c’est une Atlantide, un continent disparu. Ces juifs se sont assimilés, convertis parfois, ils n’ont jamais été très religieux. C’est passionnant aussi de raconter l’âge d’or judéo-andalou, une époque de grande circulation des textes et des idées. Le judaïsme est la tache aveugle de la constitution de ce pays. On n’en parle pas, ou seulement à propos d’époques récentes, comme l’Occupation ou l’affaire Dreyfus. Pourtant, il fait partie des racines nationales. J’ai interrogé des historiens, interviewé pas mal de gens, j’ai travaillé sur le sujet plusieurs années pour rendre accessible une histoire injustement méconnue.
Qu’est-ce que le fait d’être éditeur a apporté à votre écriture ?
J’ai publié un livre à 24 ans, puis je suis devenu éditeur et je me suis engouffré au service des autres. Être éditeur m’a sans doute rendu particulièrement soucieux d’être accessible, clair. J’essaie de m’adresser à un public large. Et je voulais transmettre quelque chose, c’était important pour moi. J’aimerais continuer à écrire, ce livre a ouvert une porte que la vie avait refermée.
Propos recueillis par Sylvie Tanette.
Le Retournement, (Grasset), 304 pages, 20,90 €
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