Confidentielle jusqu’à sa mort en 2004, l’œuvre de la nouvelliste américaine Lucia Berlin est aujourd’hui célébrée à juste titre. Une ode aux perdants de l’Amérique qui sonne comme un blues idéal pour résister aux trompettes de Trump.
Lucia Berlin a eu une existence mouvementée. Née en Alaska en 1936 dans une famille de mineurs, elle vécut au Mexique, au Chili, en Arizona, au Nouveau-Mexique, à New York, avant de mourir à Los Angeles en 2004. Elle exerça les métiers de standardiste, infirmière, femme de ménage et enseignante. Elle eut trois maris et quatre fils. Elle fut aussi l’auteur de nombreuses nouvelles dont la notoriété ne cesse de croître, au point qu’aujourd’hui dans le paysage américain des nouvellistes on la considère comme une égale de Raymond Carver.
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En regard de cette suractivité, on se demande : quand Lucia Berlin a-t-elle trouvé le temps d’écrire ? Etait-elle une romancière par-dessus le marché ? Après son décès, un de ses fils a résolu la question : “Ma mère écrivait des histoires vraies, pas forcément autobiographiques, mais pas non plus très éloignées de la vérité…”
Les tréfonds de l’Amérique 1960-70
Ecrites à la première personne du singulier, ses nouvelles sont en effet comme des notes griffonnées à la marge de sa vie, des mémos qui oscillent entre le bulletin météo, le rapport de police ou la fiche de renseignements au guichet des urgences. Factuel et néanmoins fatal, car cette chroniqueuse de l’ordinaire a tout simplement du style.
A la manière zigzagante de Kerouac, les quarante-trois nouvelles du Manuel à l’usage des femmes de ménage sont les étapes d’une balade à travers quelques tréfonds de l’Amérique des années 1960-70, dont les hauts lieux seraient la salle d’attente d’un hôpital en Caroline du Sud, le cabinet d’un dentiste texan, une clinique d’avortement à la frontière mexicaine ou, décor chéri entre tous, un Lavomatic d’Albuquerque.
La narratrice se penche sur la douleur des autres sans jamais monter en gloire son propre fracas. Le chantage au vécu n’est pas le genre de la maison. Lucia l’alcoolique est un cas parmi d’autres cas, le plus souvent désespérés : drogués, cinglés, dépressifs, agonisants de toutes sortes. C’est pourtant sur ce soi-disant fumier du genre humain que poussent les plus belles plantes, urticantes mais, à leur façon, guérisseuses.
L’humour par-dessus tout
La balade socio-géographique de lady Berlin est aussi une ballade poétique dont les notes acides envoient tout promener, la connerie des hommes, la méchanceté des imbéciles. On croit entendre un blues inédit de Janis Joplin. Un chant d’amour aussi quand surgit le fantôme d’un fiancé de l’Idaho ou une ode à la beauté du paysage américain, fût-il celui d’une décharge aux environs de Berkeley. Et l’humour par-dessus tout.
Une pastèque assassine qui tombe sur la tête d’une femme pour ensuite rebondir dans un landau où elle estourbit un nourrisson ; un vieux monsieur qui se sert de ses biquettes comme de couvertures chauffantes ; une apprentie starlette dont le soutien-gorge gonflable explose lors d’un voyage en avion ; et bien entendu les conseils aux femmes de ménage pour neutraliser leurs patronnes sadiques : ne jamais prendre la monnaie qu’elles laissent traîner exprès pour vous accuser de vol.
Ce Manuel… est d’évidence un manuel de savoir-vivre. Mais il agit aussi comme une vengeance d’actualité. Lucia Berlin, sa vie, son œuvre, c’est l’Amérique qu’on aime, l’Amérique des désaxés, celle-là même que vomit Donald Trump.
Manuel à l’usage des femmes de ménage (Grasset), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Malfoy, 560 pages, 23 €
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