Des décennies avant le Maus d’Art Spiegelman, l’Américain Lynd Ward et le Belge Frans Masereel ont posé les bases du roman graphique avec leurs récits constitués de gravures. Des rééditions événementielles prouvent combien leur travail a gardé sa puissance d’évocation.
Il y a cinq ans, alors que des internautes l’interrogeaient sur ses lectures, en matière de roman graphique, l’Anglais Alan Moore renvoyait vers un auteur américain qu’il considérait comme indépassable. “Son travail a toujours beaucoup à nous apprendre, même des décennies plus tard.” L’artiste en question, Lynd Ward (1905-1985), n’a jamais touché à la bande dessinée. Ses histoires autour de la Grande Dépression des années 1930, il les a racontées sans plus de mots que ceux des titres, gravant à chaque fois dans le bois ce qu’il imaginait – “un minuscule film (…) projeté dans le crâne de l’artiste”.
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Edité par Monsieur Toussaint Louverture avec un soin que les bibliophiles apprécieront – d’où son prix conséquent –, le coffret L’Eclaireur réunit l’intégralité de ces romans graphiques avant l’heure, jusque-là indisponibles dans les pays francophones. Face à une narration uniquement picturale, yeux et cerveau doivent trouver leurs marques et leur rythme.
Lynd Ward, artiste engagé, antiraciste et visionnaire
Les paroles ? “Elles sont dans la tête du lecteur et non sur la page”, comme le rappelle Art Spiegelman dans un texte très instructif qui peut servir de guide. Les images de Ward, sur lesquelles on peut s’arrêter bouche bée ou revenir pour mieux saisir un détail, se révèlent néanmoins explicites, comme celles de God’s Man, marquées par l’expressionnisme allemand et le mouvement Art déco.
Paru lors du krach boursier de 1929, ce récit voit Ward jouer avec les textures, les ombres et la lumière afin de communiquer les sentiments contrastés d’un artiste en plein pacte faustien. Engagé, antiraciste et visionnaire – l’histoire courte de 1935 Song Without Words montre des enfants dans un camp nazi –, l’Américain n’a pas hésité à complexifier ses intrigues.
Quitte à aller trop vite dans ses ambitions et exiger de ses lecteur·trices beaucoup d’implication dans la lecture des ellipses. Entamé par le vol d’un tambour et le meurtre de son propriétaire par un esclavagiste, le très ambitieux Madman’s Drum (1930) se focalise ainsi sur la descendance du criminel.
En deux pages, Ward peut régler le compte d’un personnage de manière cryptée, comme lorsqu’il dépeint la mort de l’épouse de l’esclavagiste, glissant sur un crucifix dans les escaliers. Dans son chef-d’œuvre, le beaucoup plus maîtrisé Vertigo (1937) et ses 230 gravures, il fluidifie les interactions entre une violoniste virtuose, un patron d’industrie et un jeune homme fuyant son père, individualisant leur parcours avant qu’un destin malin ne les fasse se croiser.
Wild Pilgrimage (1932) – où une image choc de pendaison raciste annonce Strange Fruit, la chanson popularisée par Billie Holiday – souligne son inventivité : dans des pages éclatantes, Ward utilise soudain de l’encre rouge pour symboliser les fantasmes du protagoniste, épris d’idéaux à la Thoreau. Ambiguë, la fétichisation des corps en plein effort anticipe presque l’homoérotisme de Tom of Finland.
Frans Masereel, graveur flamand entre humanisme et burlesque
Si Ward a repoussé les limites du roman sans paroles, ce medium avait été inventé par un autre que lui, le libertaire Frans Masereel (1889-1972). Depuis trois ans, l’éditeur Martin de Halleux réédite justement les œuvres du graveur flamand qui, en posant les bases du genre, a suscité l’admiration de Stefan Zweig ou Romain Rolland. Succédant à Idée, La Ville ou 25 Images de la passion d’un homme, les deux derniers livres de la collection montrent combien son art a gardé sa fraîcheur narrative et son intemporalité.
Datant de 1918, Mon livre d’heures – dans lequel le chanteur Vic Chesnutt piocha pour habiller le livret de son album Drunk en 1993 – retrace les déambulations et les rêveries d’un homme, jouisseur anarchiste qui profite pleinement de l’existence, sans respect pour les contraintes sociales ou les honneurs. Moins pointilliste que celui de Ward, plus âpre et relâché, le style de Masereel fait merveille dans cette histoire qui, comme le dit Jacques Tardi dans sa préface gratifiée d’un inédit, est tellement pleine de vie qu’on ne peut la qualifier de muette.
L’humanisme du Belge y est tangible, sa philosophie inscrite à coups de burin. Lui-même n’a jamais caché qu’il feuilletait régulièrement Mon livre d’heures “pour y retrouver une sorte de nourriture”. Le Soleil (1919) dévoile une face de Masereel moins attendue, son goût pour le burlesque. Dans ce livre qui tient de la farce légère, il lance son alter ego dans une course-poursuite échevelée avec l’astre précité. Mais, au-delà de l’humour, il y a toujours une place pour l’interprétation dans les histoires du Belge, gravées avec tellement de délicatesse et de fièvre qu’il semblait y mettre toute son âme.
L’Eclaireur de Lynd Ward (Monsieur Toussaint Louverture), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Charles Khalifa, 1456 p., 65 €
Mon livre d’heures de Frans Masereel (Editions Martin de Halleux), préface de Jacques Tardi, 224 p., 24 €
Le Soleil de Frans Masereel (Editions Martin de Halleux), préface de Blexbolex, 96 p., 18,50 €
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