Avec un incroyable sens du détail et une vraie science du terrain, l’auteur – anonyme – nous surprend et nous emmène dans une lecture malaisante, entre frissons de plaisir et hoquets de dégoût.
Il y a certains romans que l’on essaie de lire les yeux fermés. Entre frissons de plaisir et hoquets de dégoût. American Psycho de Bret Easton Ellis, Le Corps exquis de Poppy Z. Brite, presque toute l’œuvre de Dennis Cooper.
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Quand se mêlent délires scato, tortures génitales et déchaînements spermatiques, l’expérience de la lecture prend des airs de défi initiatique. Mais une fois le choc passé, on y retourne toujours. A quoi bon lire, si ce n’est pour être bousculé ?
On ne pourra pas dire que l’on n’a pas été prévenu
Lykaia s’ouvre donc sur un avertissement : “Dans les pages qui suivent, tout est nuance de gris foncé. Attention, donc, avant de les parcourir.” On ne pourra pas dire que l’on n’a pas été prévenu. Page 32 : dans un club discret de Berlin-Ouest, un homme est sanglé sur une table d’opération.
Au-dessus de lui, un chirurgien à tête de loup fouille ses viscères à la recherche d’une tumeur maligne, le tout filmé et retransmis sur grand écran pour un public averti. Soudain, une fille se pointe et “le poing lubrifié file sous les couilles, vers l’anus (…) Elle est dedans (…) Sa main s’ouvre et se ferme avec le va-et-vient, s’enfonce, toujours plus loin (…) et percute à l’infini la tumeur.”
Très loin du mommy porn guimauve de Fifty Shades of Grey
Quand DOA (nom de plume faisant référence au film policier américain éponyme Dead on Arrival de Rudolph Maté, 1950) s’échappe de ses traditionnels champs de batailles afghans pour nous guider dans les arcanes du sadomasochisme européen, il faut quand même avouer que ça surprend.
Et que l’on est très loin du mommy porn guimauve de Fifty Shades of Grey. Foncé, le gris, on a dit. A tel point que le roman, qui devait à l’origine paraître aux Arènes dans la nouvelle collection Equinox, a été refusé par l’éditeur. C’est donc Gallimard qui l’a publié, sans y toucher.
Un an en immersion dans la société BDSM contemporaine
C’est d’autant plus courageux que c’est la première fois que l’auteur succombe à l’appel des sirènes sadiennes. L’anonyme DOA est plutôt connu pour ses thrillers militaires phénoménaux. Des milliers de pages d’une littérature brute où se mêlent des centaines de personnages, des dizaines d’intrigues et des tas d’âmes abîmées par les conflits d’un monde post-guerre froide.
Dans son Cycle clandestin, référence indiscutable du genre, DOA déploie sa fiction de l’Amérique contemporaine aux régions tribales pakistanaises, des renseignements français jusqu’aux bourbiers afghans dans une cartographie immersive des territoires damnés de l’après 11-Septembre et une étude ultra référencée des zones d’ombre du présent.
Des guides aux surnoms démoniaques : Divine Putain, The Lost Souls of Violencia, Axelle de Sade
A Ellroy, le Français emprunte son incroyable sens du détail, sa science du terrain. Avant d’écrire chaque nouveau livre, DOA passe des années à se renseigner sur son sujet. Avec en plus la maîtrise innée de la mise en scène à grand spectacle.
Avant de commencer la rédaction de Lykaia, l’auteur a passé près d’un an à explorer la société BDSM européenne, introduit par des guides aux surnoms démoniaques : Divine Putain, The Lost Souls of Violencia, Axelle de Sade… Comme une invitation, déjà, à l’imaginaire.
Une cohérence parfaite avec l’ensemble de son œuvre
Après la scène éprouvante résumée plus haut, le roman va suivre deux amants maudits réunis par la nuit, le mal et la mort. D’un bout à l’autre de l’Europe, jusqu’à une Venise crépusculaire, le livre chronique la romance en huis clos de ces explorateurs de l’amour qui fait mal, du sexe extrême, des limites physiques et morales de la raison. Ils ne répondront jamais qu’aux pseudonymes de La Fille et du Loup.
Car si, pour son huitième roman, DOA a choisi de surprendre, il n’en reste pas moins extrêmement cohérent dans l’élaboration de son œuvre. Ici, comme dans ses livres précédents, l’auteur s’applique à mettre à jour les tréfonds clandestins, ces replis de la société qui échappent aux non-initiés. Hier, les occultes ressorts de la guerre internationalisée, aujourd’hui, les pratiques marginales de la sexualité.
Plus que tout, DOA s’est imposé comme le témoin impitoyable de l’Occident d’après 1989. Un monde déséquilibré par la chute de l’Empire soviétique, livré à un capitalisme brutal, un libéralisme sanglant. Qui se traduit, sur les champs de bataille, par l’impérialisme guerrier, tandis qu’il ouvre, dans la sphère intime, à une chosification du corps, ultime objet de propriété inaliénable et sacrée. Mon corps, mon choix, mon plaisir, ma douleur. Amen.
Lykaia (Gallimard), 256 p., 19 €
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