Récompensé par le prix Les Inrockuptibles BD 2022 pour le deuxième volet de son adaptation du “Vernon Subutex” de Virginie Despentes, le dessinateur Luz a beaucoup tâtonné et appris, lors d’une année de “reconstruction”. De Despentes à Rushdie, en passant par la politique et Netflix, il nous parle de cette année particulière.
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Comment résumer ton année 2022 ?
Luz – Ça a été beaucoup de tâtonnements. Après trois ans et demi de travail acharné et d’immersion absolue dans Vernon Subutex, il a fallu que je me détache de ces personnages, que je fasse, entre guillemets, leur deuil. Ça a été ultra difficile. Au point que les personnages de l’histoire sur laquelle j’ai commencé à travailler cette année avaient tous un peu de Vernon en eux. Comme ça, ça n’a l’air de rien mais il faut se trouver de nouveaux amis qui te donnent envie de te lever tous les matins. Alors, après avoir finalisé trente pages, j’ai tout jeté.
Pourquoi ?
J’avais raté mon sujet. Je n’arrivais pas à quitter le mode choral. J’étais parti pour la chronique d’une zone d’activité commerciale, ce qui n’était pas du tout mon sujet ! Ce qui est amusant, c’est qu’il a aussi fallu arrêter de regarder Netflix. À force de mater toutes ces séries à multiples arcs narratifs, je devenais fou. M’inspirer de ce mode d’écriture sériel était une très mauvaise idée. Cela ne veut pas dire que je ne ferai jamais de série, mais ce mode scénaristique n’est pas pour moi, il pousse au délayage. J’avais besoin d’aller au cœur de mon sujet, de me recentrer sur le ressenti d’un seul personnage. Netflix a gâché trois mois de ma vie !
“Je vais parler de la virilité toxique, questionner le genre masculin”
Que peux-tu dire de ce nouveau projet ?
Je vais parler de la virilité toxique, questionner le genre masculin. Pas forcément pour se déconstruire mais plutôt se reconstruire. C’est ma quête de l’année, la reconstruction ! Je reviens aussi aux fondamentaux comiques. Il est temps de se marrer un petit peu.
Es-tu inspiré par tes lectures ?
Je me suis bouffé Histoire de la virilité en trois tomes, absolument délicieux. Je me suis nourri d’articles sur le féminisme, la transidentité. Mais ce scénario fait plutôt appel à mes souvenirs. Maintenant que l’on est sortis du confinement, on peut aussi aller au contact de tous les gens, y compris des cons. Enfin, on peut s’inspirer de la réalité autour de nous, on n’est plus obligé de trouver nos idées dans des bouquins.
Et ceux de la Prix Nobel, Annie Ernaux ?
J’ai lu La Femme gelée, surtout dans une logique utilitariste, pour avoir un point de vue féminin.
Et sinon, qu’as-tu lu en 2022 ?
En ce qui me concerne, ça a été une année BD, ce qui est très nouveau pour moi. J’ai dévoré du manga, les livres de Junji Itō, de Minetarō Mochizuki, d’Inio Asano et de Gō Tanabe que Despentes m’a fait découvrir. J’ai été bouleversé par un petit manga en deux tomes qui s’appelle Kasane – La Voleuse d’images de Daruma Matsuura, démentiel dans sa construction scénaristique. Et puis, ma grande claque de cette année, c’est la découverte du duo Ed Brubaker-Sean Phillips, notamment leur comics Un été cruel avec le travail merveilleux de la coloriste Elizabeth Breitweiser. Du coup, maintenant, j’achète tous les bouquins qu’elle a mis en couleurs. Je me suis jeté dans deux genres non européens qui me fascinent autant par leur graphisme que par leur capacité à réinventer le scénario.
Le statut de la BD reste controversé, comme l’appellation “roman graphique”. Qu’en penses-tu ?
Je viens du dessin de presse, où se prétendre artiste est considéré comme absurde. Tout d’un coup, en faisant plus de BD, je me suis mis à travailler sur du plus beau papier. Maintenant, je suis exposé dans des galeries. Je peux m’autoriser à me qualifier d’artiste, enfin. Quant à l’appellation “roman graphique”, c’est une nouvelle méthode commerciale.
Qu’en est-il de ton adaptation de Shining de Stephen King ?
C’est toujours en négociation. La publication dans Les Inrocks de ma lettre destinée à Stephen King a fait qu’il a enfin pu la lire. Je tiens à le souligner, merci Les Inrocks !
“Cette année a été placée sous les auspices de l’apprentissage”
Te consacrer désormais à des projets au temps long te permet-il de mieux t’abstraire de la réalité ?
Non, je reste attentif à ce qui se passe dans la Macronie, je m’intéresse toujours à la politique française. Mais, maintenant, quand il y a des conneries qui se passent ou se disent, ça me désespère et, plutôt que d’en faire des dessins, je préfère écouter des podcasts de musique contemporaine.
La coupe du monde de football au Qatar, tu as suivi ?
Non, rien à branler.
En août, l’écrivain Salman Rushdie a été victime d’une tentative d’assassinat…
Dès qu’il y a un attentat terroriste, qu’il atteigne une seule ou plusieurs personnes, je suis touché, c’est évident. Je ne connais pas Rushdie, mais lorsqu’une personne faisant de la création est victime de dangereux imbéciles, c’est comme si on touchait à la famille. Ce qui est étrange, c’est que ce n’est pas facile d’en parler autour de soi. J’aimerais qu’il y ait un groupe de parole pour les personnes ayant été touchées par le terrorisme. On se demande pourquoi les gens ne sont pas tous dans la rue à manifester et, après, on retourne à ses propres problèmes.
Lorsque tu as reçu le prix Les Inrockuptibles BD 2022 pour Vernon Subutex deuxième partie, tu as déclaré qu’il y avait toujours de la place pour les utopies dans notre monde matérialiste.
Oui, il faut profiter de notre place pour les exprimer. Quand on voit, justement, l’incapacité de la gauche à se rassembler, on se dit qu’il y a encore quelque chose à faire. Ce qui m’a le plus intéressé dans l’adaptation de Despentes, c’est l’idée d’aller vers le collectif. Que l’utopie puisse passer par la musique, pour moi, c’est l’utopie des utopies. Je ne sais pas si on peut y arriver, si un dessin, un texte ou un bouquin est aussi révolutionnaire que ça. Mais j’ai l’impression que, dans les productions culturelles actuelles, il y a le rêve de se réunir ensemble autrement, d’avoir un autre espace pour créer une forte communauté culturelle et émotionnelle. Chose que l’on a du mal à trouver dans les partis politiques souvent dirigés par des vieux hommes.
Dans Vernon Subutex, Virginie Despentes utilise le mot “convergences”.
La difficulté, c’est que “communion” est devenu un terme de droite, plus utilisé dans une logique identitaire que dans une logique collective. On a encore quelques années pour essayer de trouver de nouveaux mots. C’était marrant de voir, dans le bouquin de Despentes, cette idée de “convergences”. C’est un terme déjà très marqué parce qu’utilisé dans la “convergence des luttes”, mais dans le bouquin de Despentes, on a l’impression que c’est un mot neuf.
Vernon Subutex t’a permis de te reconnecter à la musique ?
Oui, c’est clair. Le premier tome a été fait sous l’influence de Zappa, le deuxième sous l’influence du groupe Coil. Après avoir essoré leurs discographies, je suis reparti en freestyle total. Je peux être fasciné par la discographie du groupe Weezer ou de la musique contemporaine assez complexe comme Eliane Radigue ou le Helikopter-Streichquartett de Stockhausen, un disque fantastique pour se concentrer, avec un quatuor à cordes et quatre hélicoptères. La musique dite contemporaine est une espèce de nouvelle collègue de bureau. Cette année a été placée sous les auspices de l’apprentissage. J’apprends des mangakas, des maîtres des comics et de la musique expérimentale.
Despentes-Luz, Vernon Subutex deuxième partie (Albin Michel), 368 pages, 34,90 €.
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