Avant même de combattre les partisans de l’Etat islamique, il faut comprendre leur façon de communiquer, et adapter la nôtre. C’est ce qu’explique le philosophe Philippe-Joseph Salazar dans « Paroles armées », un brillant essai qui décortique la rhétorique de Daesh.
La propagande du “califat” dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi est très forte, elle a permis d’embrigader des nombreux jeunes, musulmans de naissance ou tout juste convertis, et ce jusque dans nos pays. Sa communication est présente sur tous les supports : la presse et l’audiovisuel avec son groupe Al-Hayat Media Center, qui publie notamment les magazines Dabiq en anglais et allemand et Dar al-Islam en français, mais aussi sur Facebook, Twitter ou encore via des applis de messageries en ligne comme Telegram. Le groupe a une communication totale.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Comment lutter contre une rhétorique islamiste qui nous abreuve aujourd’hui de ses propres termes, comme « Daesh », « mécréants », « croisés », « perversion » ? Dans Paroles armées, le philosophe Philippe-Joseph Salazar propose de « comprendre et combattre la propagande terroriste », comme évoque le sous-titre de son essai publié le 24 août dernier et lauréat du Prix Bristol des Lumières 2015. Un livre très engagé, parfois ardu, rigoureusement documenté et salutaire.
« Reprendre le leadership rhétorique »
Selon le penseur, les Occidentaux, héritiers des Grecs, du « dialogue » francophone et du « debate » anglo-saxon, sont bien peu armés pour comprendre l’« art oratoire arabo-islamique, grandiloquent à nos oreilles et, quelque peu suranné en français contemporain ». Le philosophe explique que la logique, si chère à nos yeux, se mêle dans la culture oratoire islamique, à la poésie et à la rhétorique, avec, au centre de tout, l’analogie. Et ce jusqu’au fondement du droit islamique qui bien loin de notre système légal issu de l’Empire romain, se base sur l’analogie pour définir le licite et l’illicite. Le livre prend en exemple un cas concret:
« Un commerçant s’aperçoit que ses partenaires le grugent et qu’il est au bord de la faillite. On peut avoir recours à un hadith, un récit attribué à Mahomet, celui d’une souris tombée dans du beurre. Question : le beurre est-il entièrement souillé ? Mahomet répond : ‘Jetez-là avec tout ce qui l’entoure et mangez votre beurre’. Un docteur de la foi pourra se contenter de punir ceux qui ont été vraiment la cause immédiate de la faillite.
Fin spécialiste de la rhétorique politique et religieuse, le philosophe illustre toujours son propos avec des exemples très concrets et va souvent puiser dans les publications du califat lui-même :
« Celui qui est nommé mécréant, ses biens sont licites pour les musulmans et son sang peut être versé, son sang est le sang du chien, pas de péché à le verser, et pas de prix du sang à payer », proclame un article de la revue francophone du Califat, Dar al-Islam, en janvier dernier.
Il explique aussi que, dans la religion musulmane, la parole est « performative », c’est-à-dire qu’elle réalise elle-même ce qu’elle annonce: il suffit de se proclamer calife pour créer un califat et se faire obéir par ceux qui se reconnaissent dans ce régime.
Or, Philippe-Joseph Salazar reproche à la langue française – et aux autres langues occidentales, comme l’anglais et l’allemand – d’avoir perdu les « termes du conflit » au profit du califat – que nous n’osons pas nommer ainsi – et d’avoir laissé le « leadership rhétorique » à une « langue parasitaire » qui « relève en fait d’une ‘coranisation’ du discours public français, laquelle emboîte le pas à la coranisation du discours politique dans les périodiques du Califat ».
Ne plus dire Allah mais Dieu pour leur « rendre la tâche difficile en entretenant, à notre tour, une confusion linguistique et rhétorique dans l’autre camp. Délaisser Daesh, ISIS et EI pour Califat, un terme « codé en français », qui « entre dans un glossaire connu » et qui rend mieux compte du pouvoir politico-religieux dont jouit le calife al-Baghdadi. Bref, « armer la langue » avant même d’armer les hommes.
« Cesser de croire que le cours du monde a trouvé en nous son point d’orgue »
Pour le rhétoricien, il faut aussi arrêter de brandir le terme « terroriste » à tout va, qui est très imprécis et qui est aujourd’hui repris par les djihadistes, ces « soldats de la terreur », dans leur chemin vers le martyre. Lui préférer « soldat », justement, ou « partisan », ajoute le philosophe.
Car la lutte contre le Califat est une guerre, pas de doute là-dessus selon cet ouvrage. Les djihadistes le vivent ainsi, donc nous devons riposter avec des armes similaires, à commencer par le langage :
« Cette guerre, dans sa double dimension de guérilla en opérations extérieures, et de guerre conventionnelle sur le théâtre intérieur, est une guerre d’un genre qu’on croyait aboli depuis le XIXe siècle : une guerre de conquête, et une guerre de conquête sans end game, sans limite annoncée. »
D’où le fait que Romain Letellier, originaire de Normandie, se fasse appeler Abou Seyad al-Normandy, et Maxime Hauchard, Abou Abdallah al-Faransi (« de France ») après leur “hégire” (leur départ) vers le Califat :
« L’apparition de l’origine territoriale du soldat califal n’est pas anodine : elle affirme que la Normandie, ou la France, sont potentiellement des provinces du Califat. »
Si François-Joseph Salazar ne nie pas que certains jeunes qui partent pour le djihad ne trouvent plus de réponse dans les « valeurs républicaines », il dénonce la vision paternaliste, voire condescendante que nous avons de les traiter comme des « déséquilibrés », des « endoctrinés », des « marginaux du ‘nous' » :
« Pour notre communauté de discours, le terroriste est donc la nouvelle figure de la folie. Et le Califat, le nouveau domaine des aliénés. (Or), les terroristes se recrutent depuis longtemps dans une catégorie qui a souvent alimenté la rébellion, la classe moyenne, de petits-bourgeois éduqués, musulmans ou non, qui sont capables d’une révolte argumentée. »
Dans tous les domaines, le philosophe appelle, dans l’épilogue, à « cesser de croire que le cours du monde a trouvé en nous son point d’orgue » afin de mieux comprendre pourquoi certains de nos concitoyens rejoignent le Califat.
« Dans l’e-mécanique d’Internet, il est temps de devenir créatif »
Au cœur de cet essai de 264 pages, Philippe-Joseph Salazar décortique un exemple concret de notre faiblesse rhétorique face aux partisan d’Abou Bakr al-Baghdadi : le clip institutionnel « Stop-Djihadisme ».
http://www.youtube.com/watch?v=ke3i9-7kkQM
Ce clip commet plusieurs erreurs : il prête au destinateur fictif (le recruteur) le même niveau de langage que le destinataire imaginé (le recruté potentiel) et il « esthétise » l’ennemi en proposant une belle police d’écriture et de belles images lorsqu’il s’agit du message du recruteur et des images en noir et blanc et horribles pour la réalité qu’il veut empêcher.
Ce clip est une « mauvaise imitation » de « la rhétorique numérique du Califat » d’après le philosophe, qui assure qu’« on ne répond pas à un montage par un autre montage ». En voulant en faire trop, le service de communication du gouvernement français a brouillé le message de son spot de prévention contre le djihadisme.
Plus largement, Philippe-Joseph Salazar constate que nous n’avons rien compris à l’utilisation brillante d’Internet par le Califat :
« Nous croyons que la mécanique Internet, celle de la vanité de Facebook, du tout venant YouTube et du chauffage central à tous les étages des réseaux sociaux, est par essence « bonne », parce que nous l’avons inventée. Mais ce n’est qu’un ustensile numérique et le Califat en use. »
Et il n’en use pas pour les raisons que l’on croit – séduire les potentiels djihadistes – mais pour nous séduire nous, parce que le Califat connait notre passion et notre fascination pour les technologies numériques. Il occupe notre attention « pendant que, derrière le miroir, le recrutement direct à lieu ». Pour Philippe-Joseph Salazar, « dans l’e-mécanique d’Internet, il est temps de devenir créatif au lieu de mettre nos espoirs dans de « mécaniques victoires ».
Même chose dans notre entêtement à vouloir fermer les comptes Facebook et Twitter des djihadistes, qui, selon le Wilson Center de Washington D.C., « ne sont pas des sources importantes de recrutement » et « ne correspondent à aucun ‘design’ de communication stratégique ». Ainsi, ces suppressions semblent non seulement inefficaces, mais elles pourraient même être contre-productives :
« Il est maintenant admis que le recrutement hors réseau sociaux prime et que fermer des comptes, ou faire peser une surveillance, a pour effet de pousser les intervenants underground, les forcer à passer dans l’ombre, à se fondre dans le décor, à passer hors réseaux sociaux. »
Avec cet essai, Philippe-Joseph Salazar décline à la rhétorique contre Daesh un des principes fondateurs du philosophe chinois Sun Tzu dans le célèbre Art de la guerre : « Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. »
Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, de Philippe-Joseph Salazar, éd. Lemieux Editeur, 14€
{"type":"Banniere-Basse"}