Dans son brillant et percutant essai, “Rester barbare”, la journaliste convoque l’écrivain Kateb Yacine, mais aussi les rappeurs Booba et PNL, afin de poser les fondements d’un manifeste littéraire pour une nouvelle pensée décoloniale en France.
À quelle nécessité répondait le désir d’écrire Rester barbare ?
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Louisa Yousfi — Au moment de l’écrire, le point d’impulsion était l’envie de parler du rap comme je n’en avais pas encore entendu parler. Il a fallu que je réfléchisse à ce qui fait que ce type de propositions esthétiques venant des quartiers et de l’immigration échappe à toutes les grilles de lecture, même en ce moment où le rap français domine l’industrie et est écouté par tous les Blancs.
Cette dimension “indomptable” m’a d’abord menée à l’écriture, avec l’angle de l’ensauvagement symbolique : pourquoi les rappeurs reprennent-ils à leur compte les stigmates déshumanisants (la bestialité, la barbarie, la violence…) dont ils sont pourtant les cibles ? Il se trouve que le mouvement décolonial dans lequel j’évolue travaille précisément à poser les bases d’un antiracisme anti-intégrationniste, c’est-à-dire qui ne s’inscrive pas lui-même dans une posture défensive consistant à rassurer la société sur la bonne moralité des descendants de l’immigration.
Pouvez-vous définir le projet politique du mouvement décolonial et anti-intégrationniste ?
Il s’agit de rompre avec la ligne de défense historique de l’immigration, qui consiste à dire “on est comme vous, arrêtez de nous parler d’immigration puisqu’on est déjà intégré”. L’intégration est un échec, son objectif de nous faire disparaître dans le grand projet républicain n’a jamais fonctionné. Pour affirmer cette scission, il a fallu créer un nouveau terrain politique et rompre avec la gauche traditionnelle. L’histoire de cet échec est traversée de quelques jalons, les émeutes de 2005 en est un. C’est la fin du mythe “black-blanc-beur”.
Le rap a changé de la même façon. Il suit son temps. Écouter IAM aujourd’hui n’a plus le même sens qu’à l’époque où il était encore tout à fait subversif d’interpeller la puissance publique pour lui signifier que les Noirs et les Arabes méritent le respect. Aujourd’hui, la parole se tourne davantage vers l’intérieur, on se parle entre nous, pour nous. Mon livre s’inscrit dans ce besoin d’affirmation collective. Son succès est le fruit d’un travail de longue haleine porté par d’autres avant moi. Enfin, il y a des Blancs qui s’intéressent à cette pensée. C’est le signe d’une avancée. Et la gauche est dans une telle situation d’échec aujourd’hui qu’on assiste à sa recomposition. Une brèche s’est ouverte.
Pensez-vous que vous auriez pu sortir un tel livre il y a dix ans ?
Non, je bénéficie de nombreuses avancées en termes de luttes politiques. Il y a quinze ans dire “Blanc” n’était même pas possible, on estimait que c’était raciste. Le travail de contre-hégémonie décoloniale a fini par payer. Il reste que notre représentation en littérature est massivement adossée au récit sociologique. La question qui m’a accompagnée pendant toute l’écriture du livre, c’est : “Qu’est-ce qu’on attend d’une Arabe qui écrit aujourd’hui en France ?” Et tout le sens de mon geste, c’est de tenter d’aller à rebours de la réponse à cette question.
On attend d’une Arabe qu’elle fasse œuvre de témoignage, un récit de soi, qui sera par la suite, soit traduit en analyses sociologiques, soit formalisé esthétiquement avec le travail d’écrivains et de réalisateurs blancs en quête d’un supplément d’âme à apporter à leurs productions. Je pense notamment à Philippe Faucon [réalisateur, entre autres, de Fatima, Les Harkis…] ou à Jean-Bernard Marlin avec Shéhérazade. Ces films peuvent être, par ailleurs, très réussis, mais ils s’emparent de choses que nous consentons nous-mêmes à donner à manger plutôt que d’en formuler une proposition esthétique : nos parents analphabètes, le frère qui a sombré dans la délinquance et qui est en prison, le cousin qui s’est radicalisé… C’est comme si on nous regardait toujours à travers un trou de serrure.
“Il est devenu plus facile de raconter notre condition barbare, qui est une identité opprimée et en proie à des contradictions”
Que s’est-il passé dans le champ des idées en dix-sept ans pour que votre discours devienne audible ?
Le mouvement décolonial a imposé un nouveau territoire, l’antiraciesme politique, et dénoncé l’existence des violences policières et d’un racisme d’État, structurel. Les mobilisations massives autour du comité Adama sont significatives à ce sujet. Il est devenu plus facile de raconter notre condition barbare, qui est une identité opprimée et en proie à des contradictions, ce qui peut créer des “monstres”, mais aussi de très belles choses. En gros, on avait jusque-là le choix entre l’intégration ou la radicalisation. Depuis quinze ans, une troisième voie, salutaire, est possible avec le décolonialisme. La figure du barbare est sur la brèche de toutes ces voies. C’est à la fois l’ennemi intime et en même temps la barbarie au sens que lui donne Kateb Yacine : la beauté qui résiste en nous, indomptée, la résistance et le devenir révolutionnaire qu’on hérite de nos parents.
On a le sentiment que le rap tel que vous l’envisagez ne rentre dans aucune de ces voies…
Les rappeurs comme Booba ou PNL jouent avec tous les codes, ils campent la figure du mal, revendiquent leur barbarie et en font une esthétique. Si on prend le cas de PNL, ils ont cessé de parler de politique, de s’adresser aux institutions. Le dialogue est rompu : ils parlent d’eux-mêmes, du zoo dans lequel ils vivent, eux et leur famille. À partir de là se crée toute une mythologie, avec une langue, un écosystème, presque un monde autosuffisant. Je suis fascinée par la cohérence artistique de PNL, ne serait-ce que leur symbole : le cœur présenté en tant que muscle. Pas un cœur d’émoji mais un vrai cœur avec du sang, des veines, des nerfs. C’est le cœur musclé, gainé, dégoulinant de sang. Toute leur œuvre est construite sur cette tension entre vulnérabilité et force bestiale.
“J’essaie, dans mon livre, de déjouer tous ces nœuds pour envisager une manière “barbare” d’écrire au féminin”
J’ai été surpris que vous ne parliez pas du tout de Diam’s…
Je ne voulais parler que des mecs, parce que, nous, les femmes de l’immigration avons tendance à dire que nous sommes invisibilisées alors que proportionnellement à nos frères arabes nous sommes beaucoup plus visibles. On bénéficie d’un “passeport” pour la visibilité qui, historiquement, vient du fait que le pouvoir cherche à instrumentaliser l’expression des femmes issues de l’immigration contre les hommes de leur communauté. Quand j’écris, je veux absolument éviter d’entrer dans ce cliché de la beurette affranchie du joug de mes traditions oppressives, enfin libre grâce à la France et les cheveux au vent.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus dupes : on sait que tout ce qu’on va dire pourra potentiellement être retourné contre les nôtres. On en revient au trou de serrure : on attend de nous un regard sur la chambre à coucher, l’intime. Tout cela a des conséquences sur la manière dont on écrit, notamment une extrême prudence qui ne favorise pas tellement une langue stimulante et audacieuse. J’essaie, dans mon livre, de déjouer tous ces nœuds pour envisager une manière “barbare” d’écrire au féminin.
Quels sont vos prochains projets ?
Je travaille actuellement sur une fiction. Je crois que j’avais besoin de publier Rester barbare pour clarifier tous les problèmes que soulève le fait d’écrire quand on est issu de l’immigration en France, avant de me lancer moi-même dans l’aventure. J’entends souvent dire qu’il s’agit d’un manifeste littéraire : j’aime beaucoup l’idée.
Rester barbare de Louisa Yousfi (La Fabrique), 128 p., 10 €. En librairie.
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