Face à Los Angeles, les écrivains américains ont, de tout temps, balancé entre fascination et répulsion. De quoi susciter une floraison de romans noirs, dans lesquels l’ironie flirte avec l’effroi.
Les touristes ? Des prédateurs en puissance. Les cinéphiles ? Des pervers patentés. Les adorateurs des stars ? Des sociopathes… En 1939, dans The Day of the Locust (en VF, L’Incendie de Los Angeles) le romancier et scénariste Nathanael West brosse un portrait au vitriol des badauds attroupés sur Hollywood Boulevard un soir de première :
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“Chaque jour de leur vie, ils lisaient les journaux et allaient au cinéma. On les y gavait de lynchages, de meurtres, de crimes sexuels, d’explosions, de catastrophes, de nids d’amour, d’embrasements… Ce régime quotidien faisait d’eux des connaisseurs… Rien ne pourrait jamais être suffisamment violent pour rendre du tonus à leurs corps et leurs esprits avachis…”
Rien, sauf peut-être un genre littéraire dont la figure tutélaire, Raymond Chandler, publie son premier roman l’année même où parait le livre de West : avec Le Grand Sommeil, la Californie découvre en la personne de Philip Marlowe un héros dont les aventures et – surtout – les reparties dispensent suffisamment d’adrénaline pour revitaliser n’importe quel système nerveux. Trois quarts de siècle plus tard, l’héritage de Chandler continue d’occasionner à Los Angeles d’incessants allers-retours entre littérature et cinéma.
En plongeant le Dude de The Big Lebowski dans une enquête émaillée de clins d’œil au Grand Sommeil, les frères Coen inventent en 1998 un petit neveu post-hippie de Philip Marlowe. Et donnent des idées à Thomas Pynchon : en 2009, la voix du détective privé de Vice caché, Doc Sportello, évoque à tel point celle du Dude que la maison d’édition embauche pour la pub du livre un parfait imitateur de Jeff Bridges, si bien que la récente adaptation cinématographique du roman de Pynchon par Paul Thomas Anderson prend parfois des allures de spin-off du film des Coen.
Une ville où fleurissent les fictions
Dans un registre plus mainstream, l’auteur de la meilleure série de polars actuelle, Michael Connelly, a longtemps loué dans les collines d’Hollywood l’appartement de High Tower Court où Philip Marlowe/Elliott Gould perd son chat (puis ses dernières illusions) dans le film que Robert Altman tira en 1973 de The Long Goodbye. C’est devant ce même trésor architectural que Connelly fait en 2006 débuter Echo Park, douzième aventure de son Marlowe à lui, Harry Bosch. Car, à défaut d’être devenu sur le plan stylistique le nouveau Chandler, l’ancien crime reporter peut s’enorgueillir d’avoir donné à Marlowe un digne descendant: aussi chevaleresque, caustique et allergique à l’autorité que son ancêtre détective privé, l’enquêteur du Los Angeles Police Department Harry Bosch fait un formidable héros de roman hard-boiled, tendance désabusé, couturé et fan de jazz. Et, ce qui ne gâche rien, un limier de choc, doté d’un flair infaillible pour dénicher des antres de tueur dans le quartier pour hipsters d’Echo Park ou sous la jetée à grande roue de Santa Monica.
Toujours prêt à emmener le lecteur en balade, Bosch connaît comme sa poche une ville où fleurissent les fictions, où la promesse d’une nouvelle vie attire misfits et reines de beauté, où les coyotes des collines ont sur les gratte-ciel de downtown une vue que les amateurs d’océans de lumières leur envient chaque soir, où les freeways vrombissent au milieu de canyons plantés d’eucalyptus, où la distance entre l’opulence des plages pour milliardaires et la misère des quartiers noirs et hispaniques se mesure en années lumière, où les vestiges d’Hollywood drainent une foule sentimentale, où les avenues changent de visage au gré de la spéculation immobilière et où la mosaïque ethnique a donné un coup de vieux au melting-pot.
Un guide émérite donc, mais un guide vigilant, prompt à détecter les poisons que distille sa ville:
“Le soleil couchant embrasait le ciel, le colorant de teintes aussi roses et orangées que celles des tenues des surfeurs. C’était une magnifique tromperie, se dit Bosch en empruntant le Hollywood Freeway. Les couchers de soleil avaient cet effet ici. Il vous faisaient oublier que c’était le smog qui rendait les couleurs si brillantes, que derrière chaque jolie image pouvait se dissimuler une histoire sordide” (Les Egouts de Los Angeles, 1993)
Le summum de l’artificialité, de l’arrogance et de la permissivité triomphante
S’il est un point sur lequel les générations successives d’auteurs de polars partagent le diagnostic de Bosch, c’est bien la toxicité de Los Angeles: aux yeux de tout écrivain américain normalement constitué, la mégalopole californienne représente depuis ses origines le summum de l’artificialité, de l’arrogance et de la permissivité triomphante. Et donc une cité en trompe l’œil, dont l’incarnation féminine est moins la reine des anges qui lui valut son nom espagnol – El Pueblo de Nuestra Senora la Reina de Los Angeles – que la vamp vénéneuse et vénale des romans de Chandler ou James Cain.
Si la population de Los Angeles explose durant les années vingt et trente, la ville-champignon tient davantage de l’amanite phalloïde que de l’inoffensive girolle : dans La Petite Sœur (1949), le tough guy Philip Marlowe éprouve un haut-le-cœur devant “les néons tape-à-l’œil des devantures, les établissements crasseux de hamburgers qui par leurs couleurs se prenaient pour des palaces, les drive-in circulaires aussi joyeux que des pistes de cirque avec leurs serveurs aux airs de clowns déchus, les comptoirs clinquants et les cuisines couvertes de graisse qui empoisonnerait un crapaud.”
Alors que Los Angeles manque d’eau – pour l’approvisionner grâce à un aqueduc, il a fallu spolier les fermiers d’une vallée de la Sierra Nevada – seule leur rentabilité décroissante l’a contrainte à cesser d’exploiter ses gisements d’or noir. A côté des palmiers, les derricks – dans Le Grand Sommeil, Marlowe pointe l’origine malodorante des grandes fortunes locales.
“Les Sternwood avaient émigré en haut de la colline et ne sentaient plus, désormais, le pétrole ou l’eau croupie des puisards, mais ils pouvaient toujours se mettre à leur fenêtre et contempler la source de leur richesse, s’ils en avaient envie. Ça m’aurait étonné qu’ils en eussent envie.”
S’éloigner des villas de Mulholland Drive et des châteaux de Beverley Hills pour explorer une ville poudrière
Dix ans plus tard, la pollution automobile a succédé aux rejets de l’industrie pétrochimique : dans Cible mouvante, première enquête de l’un des plus sarcastiques épigones de Marlowe – le détective privé Lew Archer, inventé en 1949 par Ross Macdonald – Los Angeles fait son apparition sous un voile de “smog blanchâtre” : « La chaleur… s’étendait comme une fine couche de cendres, ralentissant les minuscules voitures, solidifiant l’air. » Parfois les cendres ne se contentent pas d’être celles – métaphoriques – du rêve californien.
Quand ils ne s’affairent pas à démêler des imbroglios familiaux mettant en scène milliardaires dissimulateurs, femmes-enfants manipulatrices et play-boys conduisant des décapotables longues comme des paquebots, il arrive aux héros de polar – qu’ils soient détectives privés ou flics du LAPD. – de s’éloigner des villas de Mulholland Drive et des châteaux de Beverley Hills pour explorer une ville poudrière.
Publié en 2004, Little Scarlet permet à l’écrivain afro-américain Walter Mosley de restituer le climat des émeutes raciales qui, en 1965, firent des dizaines de morts dans le quartier de Watts :
“L’air du matin sentait encore la fumée. C’était surtout de la cendre de bois, mêlée à la puanteur acre du plastique et de la peinture brûlés…”
Si le détective noir Easy Rawlins croit encore aux vertus cathartiques des insurrections populaires (“Plus rien ne sera jamais comme avant…”), Mosley a conscience de la naïveté de son dur-à-cuire de héros: le roman – huitième de la série mettant en scène Easy – fut écrit douze ans après qu’en 1992 l’acquittement des policiers blancs filmés en train de passer à tabac Rodney King eut à nouveau embrasé Los Angeles. C’est au milieu des pillages qui traumatisèrent alors l’Amérique que s’ouvre via un flashback la toute dernière aventure de Harry Bosch, parue en France sous le titre de Dans la ville en feu.
Ici, les meurtres semblent plus spectaculaires qu’ailleurs
Faire peur à l’Amérique, Los Angeles s’en est fait une spécialité. Ici, les meurtres semblent plus spectaculaires qu’ailleurs, comme si leurs auteurs – criminels de carrière comme Mickey Cohen ou adeptes de l’arme blanche comme l’assassin du Dahlia noir, le gourou fou Charles Manson et l’ancienne star du football O. J. Simpson – rivalisaient de sens de la mise en scène avec les cinéastes d’Hollywood.
A la fin des années quarante, un gangster épris de violence, de corruption et de strip-teaseuses devient une star des médias. Et en reste une aujourd’hui: dans The Big Nowhere, deuxième volet de son quatuor de Los Angeles, James Ellroy – lui-même adepte des effets spéciaux, catégorie prose en surchauffe – fait voisiner la photo de Mickey Cohen avec celle d’Errol Flynn ; sensible au showmanship exacerbé de cet ancien boxeur, le cinéma l’immortalisera successivement sous les traits de Harvey Keitel et de Sean Penn. L’emprunt le plus juteux d’Ellroy à la légende sanglante de Los Angeles reste toutefois le personnage d’Elizabeth Short, alias le Dahlia noir : en consacrant en 1987 son premier roman inspiré de faits réels au mystère de cette starlette dont le corps tronçonné fut retrouvé dans un terrain vague, le Demon-Dog de la littérature américaine dit adieu à Lloyd Hopkins – le flic fêlé des trois trépidants thrillers qu’il publia au milieu des années 80 – et déniche un inépuisable gisement de sexe, d’horreur et de perversité.
La réalité s’acharnant à Los Angeles a en remontrer en sensationnalisme aux fictions les plus délirantes, le roman d’Ellroy sera toutefois éclipsé en 2003 par le livre (The Black Dahlia Avenger) dans lequel un ancien détective du LAPD, Steve Hodel, accuse son père médecin (et ami de Man Ray et John Huston) d’avoir découpé Elizabeth Short dans une demeure – la Sowden House, sise sur Franklin Avenue – dont les observateurs se demandent aujourd’hui encore si sa façade évoque davantage un temple maya ou les mâchoires ouvertes d’un grand requin blanc.
Epingler la vacuité des rapports humains sous le soleil de Californie
Plus effarante encore, l’affaire Manson marque aux yeux d’une foule d’écrivains la fin de la parenthèse de lumière des late sixties. Pour le Pynchon de Vice caché, “Charlie Manson et sa bande ont tout fait foirer pour tout le monde” ; respectivement publiés en 2002, 2008 et 2011, Dead Circus de John Kaye, Sway de Zachary Lazar (devenu en VF Sympathie pour le démon) et La Couleur de la nuit de Madison Smartt Bell reviennent sur les meurtres commis en 1969 par la « famille » la plus crainte et haïe de Californie.
En multipliant les va-et-vient entre les collines d’Hollywood et le ranch perdu où Manson régnait sur ses disciples, ce trio de romans trouve dans les étendues minérales du désert de Mojave une métaphore de la dessiccation des consciences dont Play It As It Lays de Joan Didion et Less Than Zero de Brett Easton Ellis fournissent la glaçante expression.
Quand il s’agit d’épingler la vacuité des rapports humains sous le soleil de Californie – soleil dont la couleur peut, au gré des romans, varier du rouge sang à une blancheur d’ossements – le terrain de jeu favori des écrivains reste Hollywood, alias Tinseltown. Du roman fondateur de Nathanael West à ceux de Bruce Wagner, en passant par Le cher disparu d’Evelyn Waugh, Qu’est-ce qui fait courir Sammy ? de Budd Schulberg, Rêves de Bunker Hill de John Fante et Deux comédiens de Don Carpenter – la satire de l’univers du cinéma est devenue un genre à part entière, avec ses clichés et ses surenchères. Avec également ses meurtres, ses gangsters et ses provinciales promues du jour au lendemain reines du glamour.
Le roman policier a toujours adoré dézinguer ce lieu
Depuis l’époque où ces métamorphoses alimentaient dans La Petite Sœur le cynisme de Marlowe – “C’est inouï ce qu’Hollywood peut tirer d’un simple zéro… D’une prostituée du Texas dotée du vocabulaire d’un personnage de bande dessinée, on fait une courtisane de renommée internationale, mariée six fois à six milliardaires et en fin de compte tellement blasée qu’elle ne rêve plus que de lever un déménageur tout suant dans son maillot de corps » – le roman policier a toujours adoré dézinguer un lieu où les fausses façades paraissent “si réelles de loin, si laides de près” qu’en errant parmi elles les Harper de Ross Macdonald en arrive à douter de sa propre identité.
A Hollywood, un producteur peut se muer en tueur sadique (Point Dume, polar sur les nerfs signé du fils de John Fante, Dan), un assassin – option étranglement – peut se dissimuler sous les traits d’un producteur (The Player, petit précis de paranoïa et de duplicité publié en 1988 par le fils de scénariste Michael Tolkin) et un mafioso peut s’improviser producteur à succès (Get Shorty, comédie noire concoctée en 1990 par Elmore Leonard) sans que l’industrie du cinéma en prenne ombrage : auréolés de leur succès en librairie, ces deux derniers romans devinrent rapidement des films.
L’espoir de (re)devenir une star étant une drogue dure, avec ses dealers de mirages, ses bad trips, ses réveils comateux et son état de manque, les trottoirs de Hollywood Boulevard pullulent de has been et de wannabes prêts à tout pour avoir leur quart d’heure sous les sunlights. Dans une série de romans inaugurée en 2006 avec Flic à Hollywood, l’ancien policier Joseph Wambaugh confronte sur le mode tragicomique un vétéran de la division locale du LAPD – Hollywood Nate, enquêteur ayant la particularité d’avoir sa carte de la Screen Actors Guild – à une galerie d’escrocs, losers et mythomanes qui, à leur manière, sont tous des acteurs de seconde zone.
Le Grauman’s Chinese Theatre
Point de passage obligé pour les flics de Wambaugh – le Grauman’s Chinese Theatre, devant lequel les comédiens de rue s’écharpent à la nuit tombée :
“Catwoman, qui avait tenté en vain de ressembler à Halle Berry, avait donné un coup de boule à Superman parce qu’il avait marché sur ses plates-bandes. Le super-héros avait atterri, étourdi, sur les empruntes de bottes de John Wayne…Marilyn Monroe – en réalité un travelo de quarante ans du nom de Melvin Pickett – était venue à la rescousse de Catwoman…” (Bienvenue à Hollywood, 2010).
C’est à quelques rues de ce cinéma aux allures de palais oriental que démarre en 2009 le premier roman de Richard Lange, Ce monde cruel. Un roman porté par une belle furie narrative, dans lequel des paumés rêvant de se réinventer risquent à tout instant de se faire bouffer par une ville cannibale. Ici, le déluge remplace au rayon fléaux bibliques les sauterelles de Nathanael West – « Los Angeles perdait de sa superbe sous la pluie. On aurait dit un chat mouillé : humilié, désorienté. Les gens marchaient avec précaution sur des trottoirs soudain glissants, avec l’air de penser qu’on leur avait menti. Obstrués par les déchets, les caniveaux débordaient… » –, publié en avril, un nouveau livre confirme l’incapacité de Lange à freiner dans les virages.
Fonçant à un train d’enfer, Angel Baby dévore l’asphalte entre la frontière mexicaine et les quartiers sud du Los Angeles latino :
“Compton, c’était des petites usines tristes et des autoroutes assourdissantes. Des magasins de spiritueux aux allures de bunker et des marchés aux puces de pauvres…”
Des flingues aussi : loin des collines de Hollywood, le roman s’offre des scènes d’action d’une sécheresse digne de Cormac McCarthy, dont seul se sort indemne un tueur hispanique surnommé El Apache. Bombe sexuelle ayant abandonné sa fille à Los Angeles, métis d’Indien tatoué sur tout le corps, parrain de la drogue mexicain fan de Led Zeppelin ou surfeur blond tentant d’échapper à son passé à Tijuana, les personnages de Lange témoignent du processus d’hybridation qu’entraîne l’expansion vers le sud d’une ville tentaculaire.
Et illustrent de ce fait la mutation culturelle qu’annonce l’ultime virée du détective de Vice caché : “Il faudrait peut-être juste qu’il continue de rouler, qu’il aille au-delà de Long Beach, qu’il traverse le comté d’Orange, et San Diego, qu’il passe une frontière où personne ne pourrait plus dire qui était mexicain et qui était ricain, qui était n’importe qui…” De quoi rendre au polar toute sa capacité à faire peur : plus alarmante qu’une armée de Charles Manson, la perspective de voir la Californie du Sud se muer en cimetière de l’identité WASP risque de causer quelques insomnies dans les Red States, ces Etats républicains où l’on vénère la Bible, le fusil et la bannière étoilée.
Michael Connelly Dans la ville en feu (Calmann-Lévy) Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert P&pin, 400 pages, 21,90 €
Richard Lange Angel Baby (Albin Michel) Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Deniard, 341 pages, 21,50 €
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