Lauréate de notre prix littéraire Les Inrockuptibles l’année dernière, Lola Lafon a accepté d’être la présidente du jury de sa quatrième édition. Comment travaille-t-elle la rentrée ? Quel est son rapport à la lecture ? Que recherche une écrivaine aussi exigeante qu’elle quand elle ouvre un livre ? Nous avons eu envie de connaître la lectrice.
Après Éric Reinhardt et Constance Debré en 2020, Christine Angot en 2021, c’est Lola Lafon qui a reçu notre prix littéraire (dans la catégorie “romans ou récits français”) l’année dernière avec son impressionnant Quand tu écouteras cette chanson (Stock/ “Ma nuit au musée”). C’est donc à son tour, à la suite de Christine Angot, de présider la quatrième édition du prix Les Inrockuptibles fondé pour récompenser, justement, des auteurs et autrices comme elle, singulier·ères, puissant·es, des voix très contemporaines, parfois injustement oubliées des grands prix.
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Profondément littéraire, engagée, remarquée en 2003 dès son premier roman, Une fièvre impossible à négocier (Flammarion), Lola Lafon a touché une vaste majorité de lecteurs et de lectrices avec son quatrième texte, La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud), publié en 2014, autour de la figure de Nadia Comăneci et de l’ex-Union soviétique.
Les héroïnes de Lola Lafon : femmes fortes ou fragiles, vulnérables, abusées
Depuis, elle a continué de mettre en scène des héroïnes prises au piège d’un système, femmes au parcours hors normes ou fragiles, femmes fortes qui iront jusqu’à prendre les armes (Mercy, Mary, Patty, Actes Sud, 2017), ou vulnérables qui seront abusées (Chavirer, Actes Sud, 2020). C’est Anne Frank qu’elle met au centre de Quand tu écouteras cette chanson en la dépoussiérant de tous les clichés, les réécritures qui en ont été faites, les silences qui l’ont, d’une certaine manière, diminuée. Et à travers elle, Lafon se livre à une exploration de sa propre judéité, parvient enfin à affronter le souvenir douloureux de l’histoire familiale. Un livre magnifique, qui lui a aussi valu de recevoir le prix Décembre et qui l’a installée définitivement parmi les voix littéraires contemporaines qui comptent.
Pour préparer notre prix, Lola Lafon a lu et travaillé d’arrache-pied, et s’est entièrement engagée à nos côtés, recevant nos propositions de lecture, nous faisant part des siennes. Nous l’avons retrouvée dans un café du XVIIIe arrondissement de Paris, où elle vit, pour recueillir ses premières impressions. En attendant la publication de notre dernière shortlist le lundi 2 octobre, dans nos cinq catégories – romans ou récits français, étrangers, premiers romans ou récits, essais et bandes dessinées –, et surtout la remise de notre prix le mardi 24 octobre.
Comment appréhendez-vous votre rôle de présidente de notre prix littéraire ?
Lola Lafon — J’y ai travaillé tout l’été. Au début, j’ai un peu paniqué face au nombre de livres, mais l’accumulation des lectures en peu de temps s’est révélée passionnante et aussi très différente d’une lecture plus “habituelle”, uniquement basée sur mes choix. On a beau s’en défendre et se vouloir curieuse, on fonctionne malheureusement à la façon d’Amazon, on a intégré un genre d’algorithme qui nous fait rechercher des livres “familiers”, que ça soit par le sujet, la forme ou le nom de l’auteur·rice. Lire ce qu’on n’aurait peut-être pas choisi de lire dynamite tout ça, ça déclenche un genre de voracité : plus on lit, plus on a envie de lire.
J’ai eu l’impression de me trouver interpellée par des voix inconnues, de les suivre dans un paysage nouveau, bref, de lire à tort et à travers, ce que j’aime particulièrement. On a l’impression de sauter d’un bateau à l’autre : parfois, on est entraînée par le mouvement, heureuse de tanguer, pour d’autres, on a beau faire, on a la sensation de ne pas comprendre où on va, on ne parle pas la langue de l’équipage ! Toutes ces lectures m’ont ouverte sur des auteur·rices que je ne connaissais pas : il s’agit vraiment d’une rencontre. Qu’est-ce qui fait qu’on est séduite ? Ou qu’au contraire on reste insensible à une voix littéraire ?
Ce que j’aime, dans le fait de présider un prix, c’est d’avoir le pouvoir de faire émerger un texte. Ça déplace… Parler de quelqu’un d’autre que soi, c’est extrêmement rare pour un auteur ou une autrice. Un·e écrivain·e, en promo, ça ne parle que de soi, de son livre, et ce pendant des mois. C’est d’ailleurs quelque chose d’étrange, cet exercice-là, la façon dont ça contredit l’acte d’écrire… C’est très joyeux de contribuer à ce qu’un livre soit découvert, lu, ou plus lu qu’il ne l’aurait été sans le prix.
C’est particulier de recevoir le prix littéraire d’un magazine ?
Il y a l’émotion de voir des journalistes qui vous suivent depuis longtemps vous récompenser, c’est comme s’ils vous disaient : “Tu as vraiment bien travaillé cette année, bravo.” Ça fait très plaisir, évidemment. D’autant plus quand on est lectrice de ce magazine !
“J’aimerais beaucoup que le prix permette de mettre en lumière celles et ceux qui ont une démarche singulière. Démarche, comme volonté d’écrire, mais aussi une démarche physique, comme une allure, un pas.”
Qu’attendez-vous de notre prix cette année ? Y a-t-il un type de littérature que vous rêveriez de récompenser aujourd’hui ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’un genre, d’un type de littérature, mais d’un geste, certainement. J’aimerais beaucoup que le prix permette de mettre en lumière celles et ceux qui ont une démarche singulière. Démarche, comme volonté d’écrire, mais aussi une démarche physique, comme une allure, un pas. Une façon nouvelle d’arpenter le terrain !
D’habitude, lisez-vous ce qui se publie aujourd’hui ? Ou plutôt des textes moins récents ?
Les deux. En termes de parutions récentes, je lis les ami·es, les personnes que je connais, et aussi celles que je ne connais pas mais qui m’envoient leurs livres. Puis, je vais au gré de ce qui me tente. Pour les textes moins récents, ils sont toujours liés à ce que je vais écrire. Il y a la documentation parfois nécessaire et aussi les livres qui me semblent en rapport avec ce que je travaille, au sens le plus large possible.
Je me souviens que, pour La Petite Communiste qui ne souriait jamais, j’avais déniché une thèse américaine sur les femmes et leur rapport à la prise de risque – ça ne parlait pas du tout de sport. Pour Quand tu écouteras cette chanson, c’était un article sur la trace, que je relisais beaucoup. Et pour Chavirer, j’ai beaucoup relu Colette et sa fabuleuse description des cabarets parisiens et Aurélien, d’Aragon, pour le rythme, la profusion de couleurs, de matières, sa façon de faire advenir le politique dans une narration d’apparence classique, sa description d’un Paris de l’aube, aussi.
Comment trouvez-vous cette rentrée ?
Elle est particulière puisque j’ai lu plus que d’habitude. Je ne sais pas si on peut en retirer une humeur générale. Dans ce moment politiquement hyper-plombant, cela fait du bien de se plonger dans le désir qu’ont eu tous et toutes ces auteur·rices de “refaire” le monde en l’écrivant ; car, finalement, il s’agit de ça.
“Ce que j’aime, c’est quand, soudain, quelque chose dans ce que je lis, une ligne, un passage, me donne envie de le reposer et d’écrire immédiatement, de participer.”
Qu’attendez-vous d’un livre quand vous l’ouvrez ?
Ça peut sembler un peu égocentrique, mais j’attends que ça me “serve” en tant qu’autrice et en tant que personne, aussi. Pas dans le sens de m’enseigner des choses, mais de m’ouvrir un chemin. J’attends qu’un livre me détourne de moi, de ma vie, de ma façon de voir les choses, pas qu’il me confirme ce en quoi je crois. Le livre-scénario, une bonne histoire, ne me passionne pas. Ce que j’aime, c’est quand, soudain, quelque chose dans ce que je lis, une ligne, un passage, me donne envie de le reposer et d’écrire immédiatement, de participer. Quand la forme, le chemin, la façon de faire me donne envie de m’y mettre moi aussi… J’aime l’écriture contaminante.
Évidemment, ce à quoi je suis très sensible, c’est la voix, l’écriture. Mais pas dans le sens d’un exploit, d’une “belle” écriture. Je suis hermétique à ce que je sens comme des “trucs” d’écrivain·e, des effets de manche. On ne lit pas pour assister à un tour de cirque. Je n’aime pas sentir que l’auteur·rice est en quête d’applaudissements. Cela place le lecteur ou la lectrice dans une situation de subalterne ébahi·e, dans une forme d’impuissance. C’est autre chose qui bouleverse : quelque chose en rapport avec l’inconnu, la rencontre, la surprise. Une voix, un parfum. C’est presque physique. On commence un roman et, tout à coup, quelqu’un vous fait venir à elle ou lui. C’est comme une rencontre amoureuse.
Vous pensez à cela quand vous écrivez ?
La question que je me pose souvent, avant d’écrire, est celle du partage : qu’est-ce qu’on va partager, là, comme monde, comme territoire, comme question. Je n’écris pas pour les lecteur·rices mais avec, tout en me gardant de leur “obéir”. En revanche, pour réussir à écrire comme je le souhaite, il faut que j’oublie absolument mes proches, leur regard, leur présence.
Quelle lectrice êtes-vous ?
Une amoureuse qui a tous les défauts : je suis à la fois exclusive, jalouse et infidèle. Je reviens à cette histoire de désir. Je suis en relation polyamoureuse avec les livres. Mais je ne respecte aucun contrat. Ma mère consomme les romans comme des stupéfiants. Elle en a besoin, a peur d’en manquer, ça la constitue, au quotidien. Mais aussi, elle est impitoyable. Elle m’a appris que le lecteur ou la lectrice a tous les droits.
Quel est le plus grand choc de lecture que vous ayez eu ?
J’en ai eu plusieurs et j’ai du mal à les hiérarchiser : certains romans ont beaucoup compté à un certain moment, je ne veux pas les relire parce qu’ils étaient liés à une année, un événement. Je veux les conserver dans le souvenir que j’en ai.
Et quel est le livre – hors de cette rentrée – qui vous a tellement plu que vous auriez aimé l’avoir écrit ?
Tout Perec.
“J’ai toujours écrit en me disant que c’était ça, ma vie, d’écrire.”
Vous souvenez-vous du moment où vous avez décidé que vous seriez écrivaine, que ce serait ça, votre vie ?
Non, parce que j’ai toujours écrit en me disant que c’était ça, ma vie, d’écrire. Ça a toujours été une évidence mais j’ai longtemps été réticente à “professionnaliser” mon rapport à l’écriture. Et puis ça s’est imposé. Au moment où je n’avais plus que ça à quoi tenir dans ma vie, je me suis lancée.
Qui sont les écrivain·es d’aujourd’hui que vous aimez lire ?
Ceux et celles qui cherchent quelque chose dont ils ou elles ne connaissent pas les contours.
On parle beaucoup de livres. Mais diriez-vous qu’on ne parle pas assez de la lecture ?
Oui, peut-être. Je connais de plus en plus de gens qui ne lisent pas, ou plus. Qui n’en ont pas le temps. Pas le désir. Le geste a disparu de leur quotidien. Dès la parution de mon premier roman, Une fièvre impossible à négocier, des lecteur·rices m’ont confié, un peu embarrassé·es, qu’ils et elles ne lisaient pas beaucoup de livres mais celui-là, oui. Ça me touche beaucoup, c’est un honneur d’être lue par des gens qui ne sont pas forcément lecteurs. Je n’aime pas cette hiérarchie : il y aurait de “grand·es lecteur·rices” et les autres. On n’est pas dans une compétition. Donc, je me dis que lire, relire dépend de la rencontre avec un livre.
Quel·les sont les auteur·rices qui vous accompagnent, auxquel·les vous pensez en écrivant, dont vous ouvrez les livres quand vous vous trouvez bloquée sur un passage à écrire, juste pour voir comment elles ou eux feraient ?
C’est variable. Cela dépend justement de ce que je suis en train d’écrire. Ça peut aller de Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France de Pierre Goldman à Laura Kasischke, en passant par Perec, encore, ou Zadie Smith, Paul Nizan, Woolf, Steiner…
“J’aime les mélodies cachées, ce que j’appelle le ‘refrain’ d’une narration, qui en constitue la prosodie.”
Les publications de chaque rentrée reflètent souvent l’air du temps, l’époque que nous vivons, en disent quelque chose. La question du contemporain, dans la forme ou le sujet, c’est important pour vous ?
J’ai l’impression qu’aujourd’hui, ce qui est contemporain, c’est ce qu’on appelle, même si je n’aime pas trop ce terme, la littérature dite du réel. Ce que les Anglo-Saxon·nes appellent la narrative non-fiction. Je crois que je n’ai jamais vraiment écrit de romans au sens classique. J’aime l’idée d’impureté, de trouble. Qu’on ne puisse pas dire ce qui tient de la fiction ou pas. D’être entre l’essai et le roman. De nourrir le réel de fiction. De toute façon, à partir du moment où l’on écrit, tout est roman, tout fait fiction. Je suis moins fascinée par le roman au sens XIXe siècle, avec un narrateur ou une narratrice qui va d’un point A à un point B.
J’aime qu’un·e auteur·rice s’implique dans son texte. Le ou la voir à l’œuvre. Savoir en quoi ce qu’il ou elle écrit le ou la remue. J’aime aussi les mélodies cachées, ce que j’appelle le “refrain” d’une narration, qui en constitue la prosodie. Tant que je n’ai pas le refrain d’un texte, les quelques lignes qui reviennent, qui sont, souvent, le “flux intérieur” d’un des personnages, je n’ai pas le roman. On peut perdre la foi : quand j’enchaîne des lectures qui ne me plaisent pas, j’ai l’impression que j’ai perdu le goût de la lecture. Ça m’attriste, m’inquiète. Et puis, un livre me subjugue et tout repart. Quand le goût de la lecture revient, on se sent transporté·e, il y a du désir. C’est pourquoi j’aime le rôle de présidente du prix, parce qu’on est là pour créer du désir, un désir de lecture.
Quand tu écouteras cette chanson (Le Livre de Poche), 216 p., 7,90 €. En librairie.
Un état de nos vies, spectacle de et avec Lola Lafon, au Théâtre du Rond-Point, Paris, du 22 novembre au 9 décembre ; en tournée en 2024.
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