Du livre dévoré en quelques heures à celui qu’ils ont choisi de glisser dans leur valise, nos chroniqueurs partagent la liste de leurs envies littéraires estivales.
Nelly Kaprièlian, voyage en terres lointaines
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Je garde en mémoire les étés où je ne partais pas en vacances, ou seulement quelques jours. La lecture était alors pour moi la seule façon de partir, de changer d’air, de lieu, même de temporalité. C’était le moment où je me faisais, comme je disais, tout Dostoïevski, ou La Recherche, ou tout Duras, tout Modiano… Ce que j’aimais le plus : une plongée dans des mondes engloutis, bien plus exotiques et touchants qu’une plage des Seychelles.
Le livre de toujours : Autres Rivages de Vladimir Nabokov. S’il n’y a donc qu’un seul classique que je recommanderai pour l’été, que l’on reste chez soi ou que l’on parte, ce sont les magnifiques mémoires de Nabokov. Autres Rivages nous entraîne dans le monde perdu de l’enfance du père de Lolita : la Russie des tsars, les maisons d’hiver et d’été, la révolution bolchevique, la rencontre avec Vera, la jeunesse fauchée chez les poètes parisiens avant la Seconde Guerre mondiale. Un mélange d’enchantement et de désenchantement.
Le livre de l’année à offrir : Guess Who Is the Happiest Girl in Town ? de Susi Wyss. Passées quasiment inaperçues, les mémoires de la Suisse Susi Wyss, It-girl des sixties et seventies, moitié égérie, moitié call-girl, raconte la vraie vie d’une égérie, et est une véritable curiosité.
Plusieurs décennies vécues par une très jolie fille, très bien habillée, très libre – elle adore le sexe, en parle et le pratique tout le temps –, qui navigue dans la jet-set rock de l’époque, entre fêtes avec les Rolling Stones, brève aventure avec David Bowie, grande amitié avec Dalí, Talitha et Paul Getty, Eduardo Lopez, Saint Laurent, etc. C’est le livre sexy par excellence. Le tout raconté avec bienveillance, et avec plein de photos. Et en plus, elle est drôle !
Le livre qui se dévore : D.V. de Diana Vreeland. Enfin traduites en France trente-cinq ans après leur parution, les mémoires de l’icône mode Diana Vreeland (1903-1989) sont menées tambour battant dans le style d’une conversation pleine d’esprit. Le livre s’ouvre lorsque la mythique directrice du Vogue US dîne à Londres avec David Bailey et Jack Nicholson. En face du restaurant, la maison où elle a vécu avec son mari Thomas Reed Vreeland dans les années 1930. Tout y a changé sauf un détail – le loquet en forme de main qu’elle avait alors acheté et fait poser sur la porte d’entrée.
C’est cette petite main de fer qui va la plonger dans un monde de souvenirs : son enfance à Paris où elle prit goût à la mode en regardant les défilés des cocottes au bois de Boulogne, le Paris, le New York, le Londres d’avant-guerre, le luxe effréné d’une époque, un glamour digne des films hollywoodiens, une café society disparue depuis longtemps. D’anecdotes amusantes en descriptions coutures, on passe du bleu des yeux du duc de Windsor à l’émerveillement des défilés Balenciaga (le meilleur, selon D.V.). Se dévoile une vraie excentrique, mais pas toujours à la pointe (le féminisme n’est pas sa tasse de thé).
Le livre que j’emporte : Underworld de William R. Burnett. Etant une fan inconditionnelle des romans de Raymond Chandler, des films noirs hollywoodiens, je vais me faire une joie de plonger dans ce Quarto qui rassemble les romans noirs les plus importants du grand Burnett, dont The Asphalt Jungle (Quand la ville dort), d’ailleurs porté à l’écran par John Huston, en 1950. Et en bonus : des extraits de son journal.
Autres Rivages de Vladimir Nabokov (Folio), traduit de l’anglais (E.-U.) par Yvonne Davet, 416 p., 10,20€
Guess Who Is the Happiest Girl in Town ? de Susi Wyss (Edition Patrick Frey), en anglais, 840 p. et 203 images, 52 €
D.V. de Diana Vreeland (Séguier), traduit de l’anglais (E.-U.) par Laureen Parslow, 288 p., 21 €
Underworld de William R. Burnett (Quarto/Gallimard), édition de Benoît Tadié, traductions de l’anglais (E.-U.) révisées par Marie-Caroline Aubert, 1 120 p. et 53 illustrations, 28 €
Les choix de Sylvie Tanette
Le livre de toujours : W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec. Probablement, le texte le plus intime de Perec. Deux récits s’alternent, en apparence dissemblables et qui pourtant se répondent : des bribes de souvenirs d’une enfance durant la guerre et la description glaçante d’une société imaginaire fondée sur la compétition. Leur enchevêtrement les révèle l’un à l’autre et fait de W un texte absolument inoubliable.
Les livres de l’année que je vais offrir : Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Le roman le plus dingue de l’automne dernier vient de recevoir le Prix du livre Inter. Il met en scène le récit de formation d’une ado au sein d’une communauté libertarienne. Farah qui veut découvrir les plaisirs du sexe a la surprise de voir que son corps se virilise à la puberté. Comme à son habitude, l’auteure d’Une fille du feu conjugue érudition joyeuse et esprit subversif assumé, et signe un texte éminemment politique. Et aussi Antonia. Journal 1965-1966 de Gabriella Zalapì. Le premier roman de cette plasticienne est conçu comme une installation d’art contemporain, il se construit autour de photos de famille pour raconter une vie de femme et les errements d’une famille à travers l’Europe dans la première moitié du XXe siècle. Un texte intense et beau qui revient sur les tragédies de l’histoire dans une forme très novatrice.
Le livre qui se dévore : L’Explosion de la tortue d’Eric Chevillard. L’auteur de Mourir m’enrhume (Les Editions de Minuit) n’a rien perdu de son sens de l’absurde, mais son texte est plus émouvant qu’il n’y paraît. Un narrateur cherche à s’approprier les écrits et – de fait – la gloire d’un romancier oublié, et pleure sa petite tortue, dont la mort est due à sa négligence. Chevillard orchestre son texte en grand styliste, en déclinant les thématiques de la disparition et de la culpabilité de façon inattendue et sensible.
Le livre que je vais emporter avec moi : La vérité sort de la bouche du cheval de Meryem Alaoui. Ce premier roman d’une auteure marocaine installée à New York séduit d’abord par sa verve. La narratrice, jeune prostituée qui élève seule sa fille, décrit sa vie quotidienne dans un quartier populaire de Casablanca. Une prise de conscience féministe et un combat pour la survie.
W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec (L’Imaginaire Gallimard), 224 p., 8,50 €
Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam (P.O.L), 448 p., 19 €
Antonia. Journal 1965-1966 de Gabriella Zalapì (Zoé), 112 p., 12,50 €
L’Explosion de la tortue d’Eric Chevillard (Minuit), 256 p., 18,50 €
La vérité sort de la bouche du cheval de Meryem Alaoui (Gallimard), 272 p., 21 €
Les choix de Léonard Billot
Le livre de toujours : Jours tranquilles, brèves rencontres d’Eve Babitz. Quintessence du cool californien, Eve Babitz fut une mondaine acerbe et une romancière météorique. Muse et artiste trop injustement méconnue, elle traversa les années 1960 et 1970 une flûte de champagne dans une main, un stylo dans l’autre.
Jouant parfois nue aux échecs avec Marcel Duchamp ou sortant avec Jim Morrison. Dans Jours tranquilles, brèves rencontres, recueil d’instantanés made in LA pétillants, elle nous balade de soirées huppées en cocktails au Chateau Marmont, dans une valse étourdissante de désirs, de paillettes et de Sirocco. Eve Babitz est solaire, élégante et superficielle. Bref, essentielle.
Le livre de l’année que je vais offrir : Nino dans la nuit de Capucine et Simon Johannin. Après avoir dynamité 2017 avec L’Eté des charognes (Allia), Simon Johannin, en duo avec sa moitié Capucine, a illuminé les ténèbres de l’hiver 2019 avec Nino dans la nuit, un deuxième texte tout aussi explosif.
Deux cent quatre-vingts pages d’une écriture stroboscopique pour raconter la passion fiévreuse de Nino et Lale, amants maudits du béton francilien qui carburent aux plaisirs stupéfiants pour dérober à l’existence des gros blocs de joies artificielles. Ensorcelant comme une teuf crépusculaire, leur roman magnifie la rage sociale et la beauté noctambule de cette génération « qui va gagner moins que celle de ses parents » mais à qui demain appartient. Que la fête commence !
Le livre qui se dévore : Success Story de Johann Zarka et Romain Ternaux. La recette du bonheur contemporain ? Sport, yoga et bouffe vegan. Ou alors… Dans une parodie jubilatoire de ces feel-good books avec happy ends et conseils healty à la carte, Johann Zarca et Romain Ternaux prennent tous les contre-pieds du genre et imaginent la grosse « té-mon » d’Anna, une jeune prof acariâtre, méchante et solitaire que l’abus de drogues va révéler à elle-même. Avec la MD pour aimer, le LSD pour créer et la coke pour travailler, cette antihéroïne déglinguée va rapidement connaître amour, gloire et beauté. Un shoot de provoc et d’humour, garanti sans bad trip.
Le livre que je vais emporter : In Utero de Julien Blanc-Gras (en plus des six cent trente romans de la rentrée littéraire d’automne que je me fais un devoir de lire intégralement pour Les Inrocks, évidemment). Pour des raisons extrêmement autocentrées. In Utero est le journal de bord hilarant et érudit des neuf mois de grossesse chroniqués par un futur père.
Habitué des échappées au long cours, Julien Blanc-Gras a remisé ses valises pour ce voyage autour du ventre de sa femme. C’est en chaussettes et en panique qu’il attend son enfant et raconte cette aventure inédite pour lui (comme pour moi) avec une autodérision inquiète et réjouissante. Est-il raisonnable de se reproduire dans ce monde déjà surpeuplé ? Est-il correct d’accoucher en chaussettes ? Bref, un récit existentiel, émouvant et moderne. Dolto n’a qu’à bien se tenir !
Jours tranquilles, brèves rencontres d’Eve Babitz (Gallmeister), traduit de l’anglais (E.-U.) par Gwilym Tonnerre, 240 p., 11 €
Nino dans la nuit de Capucine et Simon Johannin (Allia), 288 p., 14 €
Success Story de Johann Zarka et Romain Ternaux (Editions La Goutte d’or), 322 p., 17 €
In Utero de Julien Blanc-Gras (Livre de Poche), 192 p., 6,70€
Yann Perreau nous livre sa sélection
Le classique à lire cet été : Les Métamorphoses d’Ovide. Parce que cette œuvre irrigue tout un pan de l’art et de la littérature, à tel point que, sans l’avoir lue, on en connaît des images, des fragments. Parce que cette nouvelle traduction de Marie Cosnay révèle la modernité de l’écriture d’Ovide, qu’on lit de fait, non comme un texte antique mais comme un roman d’aventures, ou de la poésie.
Le livre de l’année que je vais offrir : Nouveaux Visages de Danzy Senna. L’Amérique est, aujourd’hui plus que jamais, obsédée par la question identitaire. Il manquait le roman apte à s’emparer, avec audace et subtilité, de ce thème. C’est ce que fait Nouveaux Visages de Danzy Senna.
L’auteure d’Où as-tu passé la nuit ? (Actes Sud) y tourne en dérision cette quête d’authenticité raciale devenue une obsession non seulement pour les Blancs, mais aussi pour certains Afro-américains. « On ressemble à des personnages de Woody Allen, la mélanine en plus », résume l’un des personnages. Un livre espiègle et perspicace sur l’air du temps et la bêtise de l’époque.
Le livre qui se dévore : Girl in a Band de Kim Gordon. Membre fondatrice de Sonic Youth, modèle pour toute une génération, Gordon raconte dans ce texte incandescent sa vie d’artiste, son mariage qui part à vau-l’eau, ses angoisses, sa témérité, sa frénésie, sa rage, son obstination.
De son adolescence dans la Californie des années 1970 au New York des années 1980 qui vit apparaître le post-punk, la noise et la no wave, une vie de funambule partagée avec son partner in crime et mari Thurston Moore, jusqu’à leur séparation et la fin du groupe.
Le livre que je vais emporter : Romain Gary en Pléiade. Plus besoin de présenter l’auteur des Racines du ciel, précisons simplement la qualité de l’appareil critique de ces deux volumes et du travail sur les textes, même si l’on regrette que certains livres mineurs, écrits sous d’autres pseudos qu’Emile Ajar, n’y figurent pas.
Les Métamorphoses d’Ovide (L’Ogre), traduit du latin par Marie Cosnay, 528 p., 25 €
Girl in a Band de Kim Gordon (Le Mot et le Reste), traduit de l’anglais (E.-U.) par Suzy Borello, 360 p., 25 €
Nouveaux Visages de Danzy Senna (Actes Sud), traduit de l’anglais (E.-U.) par Yoann Gentric, 224 p., 22 €
Romain Gary, Romans et récits t.1 et 2 (La Pléiade), édition publiée sous la direction de Mireille Sacotte, 3264 p., 129 €
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