Manque de soutien aux blessés, opacité sur la répartition des fonds aux familles des victimes, conflit sur l’actionnariat : un livre fait le point sur les difficultés de reconstruire « Charlie », deux ans après l’attentat.
Il semble loin le temps où les survivants de l’attentat de Charlie Hebdo défilaient épaule contre épaule et main dans la main, des bandeaux blancs serrés autour de la tête, lors du plus grand cortège qu’avait connu la France depuis la Libération. Depuis ces terribles journée des 7 au 9 janvier 2015, ils se sont échinés à faire paraître leur journal chaque semaine, parce que « si on arrête, ils ont gagné », comme nous le confiait Riss, devenu directeur de la publication. Mais l’unité a volé en éclats.
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Les accrocs qui ont semé la division
L’histoire est connue : rapidement, une scission est apparue entre la nouvelle direction composée du trio Riss, Eric Portheault et Gérard Biard, et un collectif de quinze collaborateurs de l’hebdo satirique, qui souhaitaient en faire une « société coopérative » sur le modèle du Canard enchaîné. Le bras de fer engagé en interne a débouché sur des départs – Patrick Pelloux, Luz, Zineb El Rhazoui… –, et des épisodes douloureux où la famille Charlie s’est entre-déchirée. Un livre retrace cette histoire récente, qui plonge dans celle plus ancienne du titre : Charlie Hebdo, le jour d’après (éd. Fayard), des journalistes (respectivement au Point et au Monde) Marie Bordet et Laurent Telo.
Alors que les moindres faits et gestes de Charlie ont fait l’objet d’une exégèse médiatique approfondie (« Tout le monde nous regarde, on est devenu des symboles », nous expliquait Luz avec le recul qui le caractérise, trois jours seulement après l’attentat), les auteurs décrivent en détail les luttes picrocholines qui ont miné sa reconstruction. S’ils n’ont rencontré « aucun dirigeant du Charlie Hebdo d’aujourd’hui » (Christophe Thévenet, le second avocat du journal, s’est fait leur porte-parole, tandis que Riss et Richard Malka leur ont répondu respectivement par écrit dans des lettres publiées à la fin du livre), leurs entretiens avec de nombreux collaborateurs ou ex-collaborateurs de Charlie étayent les accrocs qui ont semé la division.
Riss au collectif : « Votre projet, c’est minable »
Il en ressort un portrait de Riss en dirigeant intransigeant, taciturne et hermétique aux demandes de démocratie et de transparence formulées par une partie des journalistes. Blessé à l’épaule lors de l’attentat, il fait son retour à la rédaction hébergée par Libé le 21 janvier 2015. Le produit de la vente exceptionnel du numéro des survivants (tiré à 7,95 millions d’exemplaires) pose alors question. Lors d’une réunion ce jour-là, le collectif qui représente les deux tiers de la rédaction demande que l’ensemble des collaborateurs du journal deviennent les actionnaires. Au bout de trois minutes, Riss, qui se sent agressé (il est actionnaire avec Portheault et les ayants droit de Charb), explose : « Allez vous faire f… ! ». Il se lève et claque la porte.
Le sujet vient de nouveau sur la table un 14 octobre 2015, dans les nouveaux locaux ultra-sécurisés de Charlie, lors d’une conférence de rédaction. A l’ordre du jour préalablement établi par les membres du collectif : réévaluation des salaires, représentation des salariés dans la société éditrice, évolution du journal. Les auteurs retranscrivent le contenu de cette réunion fatidique où Portheault et Riss sont collés l’un à l’autre. Pour eux c’est clair : il ne suffit pas d’être salarié pour être actionnaire. Et Riss d’ajouter : « Tout travail d’actionnaire mérite rémunération ». Sur ces mots, Zineb El Rhazoui se lève, balance un arrêt maladie à Riss et part pour toujours. Les journalistes Laurent Léger et Fabrice Nicolino évoquent alors la création d’une section syndicale. Riss les interrompt, hurlant :
« Alors comme ça, on va devenir un journal de merde. On va être comme les autres. Votre projet, c’est minable. Vous n’avez pas d’idées, pas de talent.”
Le « lancinant sentiment d’abandon » des blessés
Outre ces épisodes colériques, le livre relate également le « lancinant sentiment d’abandon » qui a relié les trois miraculés de Charlie Hebdo, Simon Fieschi (le webmaster de Charlie), Philippe Lançon et Fabrice Nicolino, grièvement blessés lors de l’attentat. En juin 2015, comme nous vous le relations, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, s’était inquiété de leur sort.
« Il y a une chose qui a déçu Fieschi durant ces longues semaines de convalescence, c’est que Riss et Eric Portheault soient venus si tard lui rendre visite à l’hôpital », écrivent les auteurs.
Au mois de mai, ils n’avaient toujours pas reçu les 20 000 euros d’avance d’indemnisation, piochés dans la cagnotte des 4,1 millions de dons, qui devaient être débloqués par la direction. Riss et Portheault ont attendu mai pour se rendre aux Invalides. Simon Fieschi a même dû recourir à son statut de délégué du personnel pour « provoquer une réunion ». « C’est démentiel. Pas de news, pas un coup de téléphone. Vous avez fait n’importe quoi !« , leur lance-t-il. Ils en seraient restés sans voix.
Si le livre est à charge contre Riss, il n’en demeure pas moins nuancé compte tenu du contexte exceptionnellement grave et difficile pour Charlie. La majorité des journalistes qui composaient le collectif ont désormais quitté le navire, et Riss et Portheault sont toujours les deux uniques actionnaires des Editions Rotative (Riss à 70%). Mais sans doute faut-il faire preuve d’humilité. Comme le dit Riss lui-même dans sa lettre publiée à la fin du livre : « Je ne souhaite à aucun autre média de subir ce que Charlie Hebdo a subi, car il ne trouverait pas davantage de solutions miracles pour résoudre idéalement les problèmes engendrés par un tel chaos;”
Charlie Hebdo, le jour d’après, de Marie Bordet et Laurent Telo, éd. fayard, 288 p., 19€
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