Le racisme existe toujours mais il a changé de visage. En utilisant l’adoption d’une fillette noire par un couple de Blancs comme révélateur, la romancière et nouvelliste américaine Lorrie Moore écrit un grand roman de la désillusion.
Lorrie Moore fait partie de ces Américains auxquels on ne fera pas croire que l’élection d’un président noir a réglé une fois pour toutes la question du cloisonnement racial aux Etats-Unis.
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Dans l’hôtel du XIVe arrondissement de Paris où on la rencontre, l’écrivaine, qui oscille entre look bobo cool et coiffure disciplinée, scande le début de “I have a dream” : “Le speech de Martin Luther King a beau être magnifique, il est complètement caduc. Qui aujourd’hui peut parler d’un rêve collectif qui annulerait le principe de races ?”
Depuis la parution d’un premier recueil de nouvelles en 1985, Lorrie Moore s’est fait une spécialité de démasquer les faux semblants tapis dans la société américaine. Vies cruelles explorait en neuf histoires une condition féminine corsetée de névroses et faussement libérée. Paru cinq ans plus tard – Moore produit plutôt au compte-gouttes, quatre recueils et trois romans en vingt-cinq ans –, Des histoires pour rien ironisait sur une poignée d’existences guidées par des manuels de vie pratique.
Associée à l’époque aux jeunes auteurs du Brat Pack, représenté par Jay McInerney et Bret Easton Ellis, Lorrie Moore se revendique pourtant moins “sexe, drugs and rock’n’ roll” que profondément moraliste. Et ce n’est pas son nouvel ouvrage qui viendra la démentir.
En se parant des atours du roman de formation, La Passerelle remet au goût du jour quelques grands principes humanistes comme l’égalitarisme, l’intégration et la mixité, qui semblent avoir pris la poussière ces dernières années. Une telle escalade ne s’entreprend pas à mains nues. C’est sans doute pour cette raison que l’écrivaine de 53 ans a mis quatre ans à écrire son roman.
A première vue, La Passerelle se présente comme le portrait d’une jeune fille du Midwest, Tessie, venue s’installer en ville pour suivre des études universitaires : “Je voulais une héroïne jeune car je pense sincèrement que les gens de 20 ans sont les créatures les plus intelligentes au monde.”
Parallèlement au roman d’apprentissage s’esquisse une peinture du Midwest, ses soleils rasants et sa nature en fleurs, brossée par la romancière qui y vit et y enseigne depuis vingt-six ans : “On n’écrit plus assez sur la campagne américaine. Il me semblait important de capturer ce monde naturel ainsi que son art de vivre et de cultiver : il ne faut pas oublier que le Midwest est le frigo de l’Amérique !”
Fille de cultivateurs de pommes de terre, l’héroïne découvre à la fac un monde à l’envers du sien, allant “de la pratique masturbatoire de la virgule par Henry James” à la découverte du soutien- gorge à coussinets d’eau. Son éducation se corse lorsqu’elle prend ses fonctions de baby-sitter chez un couple de Blancs sur le point d’adopter une enfant noire.
Angoisse pour Tessie, qui va traverser tous les degrés du racisme ordinaire – levier romanesque pour Moore qui atteint ainsi le coeur de son propos : “L’adoption ne fournissait pas seulement un thème avec un énorme potentiel dramatique. Elle rendait aussi possible des collusions extraordinaires d’univers et de classes sociales.”
A travers les difficultés humaines et administratives rencontrées par le couple, leur errance dans les services d’adoption, d’autres obsessions voient bientôt le jour : les croyances religieuses, le communautarisme, les conflits interraciaux, la pauvreté – en gros l’ensemble des problèmes qui secouent l’Amérique d’aujourd’hui.
Observé non pas comme phénomène spécifique mais en tant que symptôme, le motif de l’adoption révèle la marchandisation du monde poussée jusqu’à l’être humain : “L’adoption est un business. Un jour, j’ai entendu une anecdote qui m’a abasourdie : un couple avait adopté un enfant et l’avait rendu au bout de quelques mois !”
Lorrie Moore continue avec crudité : “On préfère les enfants blancs aux enfants de couleur ; pour s’excuser de leur choix, les parents adoptants disent : oh, mais c’est très difficile d’élever un enfant dans une famille mixte. Ce n’est pas épanouissant pour lui, blablabla…”
Pour la romancière, le racisme existe toujours mais il a changé de visage. Elle évoque en ce sens ce qu’on appelle l’aveuglement racial – selon elle, une forme d’hypocrisie : “C’est une idée dite progressiste, selon laquelle on est censé ne pas accorder d’importance à la race de chacun. On prétend ne pas voir si quelqu’un est blanc ou noir. Après l’élection de Barack Obama, cette idée est devenue très à la mode. Sauf que même lui ne pense pas qu’on puisse faire abstraction de la communauté d’où on vient ! Quand on est afro-américain, on sait très bien que tout cela est un mythe.”
Un mythe, une désillusion au même titre que le sera finalement cette comédie du bonheur jouée par la famille d’accueil de l’étudiante. Car au terme du cheminement de Tessie vers la connaissance d’elle-même et du monde, Lorrie Moore montre essentiellement comment il s’agit d’abord pour son héroïne de désapprendre : ne pas se laisser enfermer dans ses images séduisantes, aller au-delà de sa surface lisse – là où un couple bobo modèle se révèle sous un visage criminel et où le scénario idyllique d’une adoption tourne au destin névrotique et lâche.
Quand tous les masques seront tombés, que l’héroïne aura achevé son éducation – c’est-à- dire “acquis assez de contradictions pour aborder la vie” –, qu’elle aura parcouru cette “passerelle” presque en entier, on réalisera qu’en fait de roman d’apprentissage, on vient d’assister à son exact opposé : l’histoire d’un désenchantement, d’une déconstruction fitzgéraldienne du monde.
La Passerelle (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux, 368 pages, 22 €
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