Violente, vulgaire et parcourue de pulsions venimeuses, l’Angleterre d’aujourd’hui
L’état de l’Angleterre, le Britannique Martin Amis en scrute – et en déplore – l’évolution depuis le milieu des années 70. En 1998, il en faisait le titre d’une nouvelle où « chaque année, le soleil remettait ça, soumettait le royaume à un examen critique continu. Il contrôlait par le menu l’état de l’Angleterre… » Aujourd’hui, l’astre inquisiteur et son porte-parole romancier poursuivent leur mission, mais portent pour ce faire des lunettes d’une noirceur inédite. Dans Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre, la décadence morale et culturelle du royaume (qu’il serait abusif de qualifier encore d’uni) est telle que les valeurs les plus sacrées – la chasteté des aïeules et l’innocuité des mélodies des Beatles – y sont illico bafouées. Dès les paragraphes d’ouverture, un épistolier de 15 ans se confie à la spécialiste des amours trash d’un tabloïd bas de gamme : l’ivresse des sens, Desmond l’a découverte dans les bras de sa grand-mère, laquelle l’a séduit au son de Yesterday.
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Un roman d’Amis se devant de débuter sous le signe de la frousse et de constamment faire planer la menace d’un désastre (ou d’un paroxysme d’humiliation, ou des deux), la situation de l’adolescent est compliquée par la terreur que lui inspire son oncle Lionel, brute à crâne rasé dotée d’une jalousie filiale exacerbée et d’une présence physique quasi surnaturelle : « Des voyait son oncle tous les jours – or Lionel paraissait toujours plus grand que nature, une taille de plus qu’il ne s’y attendait. »
Virtuose de la provoc
Plus grosse que nature, dépassant de deux ou trois degrés de férocité ce à quoi le lecteur s’attend, c’est là la définition même de la satire selon Martin Amis – et l’explication probable du troublant charisme dont débordent depuis le John Self de Money (1984) ses pires personnages de butors. Car Lionel Asbo (pour « anti-social behaviour orders » – ordonnances censées combattre les comportements antisociaux) est à la société anglaise ce que Martin Amis (dorénavant domicilié aux Etats-Unis) est à l’art du roman : une teigne jusqu’auboutiste, un virtuose de la provoc, une tête de lard par qui le scandale arrive.
Par un curieux paradoxe, un écrivain féru de prose raffinée (de Jane Austen à Nabokov et Saul Bellow) prend un plaisir palpable à faire d’un forcené au lourd passif psychosexuel un virtuose du malapropisme, un as du barbarisme, un parangon d’incivilité linguistique et un multirécidiviste de l’attentat contre la syntaxe. Le procédé alimente en effets comiques XXL le dézingage d’une civilisation de la vulgarité triomphante, où la loi du plus fort, du plus fourbe ou du plus fou règne sur l’East End de Londres (« Afin d’évoquer la commune londonienne de Diston, tournons nous vers la poésie du chaos : ‘Chaque chose hostile/A toutes les autres ; en tout point/Chaud contre froid, moite contre sec, doux contre dur/Le léger résistait au dur »), où la presse populaire publie les photos topless d’Abab (pour « ancêtres bonnes à baiser »), où l’âge de la première grossesse tourne autour de 12 ans, où la palme du hooliganisme précoce revient à une bambine voleuse, buveuse de vodka et mordeuse d’assistantes sociales et où des pitbulls atteints du syndrome de la Tourette aboient depuis leurs balcons des « fuck » en rafales.
Et un jour, il gagne au loto…
Impur reflet de cet environnement, Lionel Asbo tabasse des innocents (et file en taule), se fait choper pour recel (et retourne en prison), déclenche une bagarre générale lors d’un mariage (et retrouve son cachot), jusqu’au jour où un concours de hasards lui vaut de gagner 140 millions de livres au loto, de découvrir (et dévaster) l’univers des palaces, de devenir une célébrité nationale (« L’idiot du Loto, le Taré du Tirage, le Bozo du Bingo, le Gaga de la Tombola ») et d’afficher une liaison avec un mannequin aux missiles mammaires pointés vers l’azur (et aux prétentions poétiques hallucinantes). Sprintant sur près d’une décennie, cette trame narrative sommaire est propice à quelques épisodes de pure slapstick comedy, dont une mémorable confrontation entre Lionel, un homard et le personnel d’un restaurant quatre-étoiles.
Amis reste en effet un amuseur hors pair. Etincelante de verve, de virulence et de vindicte, sa prose fait merveille dans les registres de la dérision assassine et de l’imprécation syncopée, tout en laissant entendre en arrière-plan une petite musique inhabituellement sentimentale. Bien que né d’une mère à peine pubère et d’un père noir inconnu, Desmond devient grâce à l’université un modèle d’intégration, épouse une blonde aux yeux bleus prénommée Dawn (soit « Aube ») et découvre la paternité au moment même où son oncle prend son ultime rendez-vous avec le système carcéral.
Inattendu sous la plume d’un écrivain jouissant d’une tenace réputation de pourfendeur du multiculturalisme, ce triomphe de la vertu métissée sur le vice 100 % britannique ne témoigne toutefois en rien d’une conversion d’Amis à la correction politique. Signé par un polémiste confronté à une société s’ingéniant à singer un roman d’anticipation dystopique, Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre prouve avant tout que la fiction peut encore envoyer la réalité au tapis. Quitte, pour cela, à pratiquer un type de boxe littéraire qui est aux règles du marquis de Queensberry ce que le gang bang est à un vertueux dimanche de fiançailles.
Thomas Geffrier
Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre (Gallimard), traduit de l’anglais par Bernard Turle, 376 pages, 21 €. En librairie le 7 mai
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