L’Autre a disparu. À partir de ce postulat singulier, le philosophe Dominique Quessada propose une interprétation iconoclaste de notre monde en crise.
« Un monde sans Autre” : le rétrécissement pour le moins iconoclaste que fait le philosophe Dominique Quessada de notre condition humaine désertée pourrait buter sur quelques obstacles empiriques. Qui n’expérimente en effet dans son quotidien l’enjeu de l’altérité, ne mesure le poids, pesant ou libérateur, des relations avec les Autres ? La dissolution de cet Autre ne serait-elle pas un pur délire conceptuel détaché de toute perception du sensible ?
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Dans son nouvel essai, L’Inséparé, prolongeant une réflexion initiée dans L’Esclave-maître (2002) et Court traité d’altéricide (2007), parus chez Verticales, Dominique Quessada propose un renversement paradoxal dans la manière même de penser l’Être. S’inscrivant dans un vaste courant métaphysique balisé par des auteurs comme Peter Sloterdijk ou Alain Badiou, ce philosophe, membre de la revue Multitudes, théorise ici un nouveau rapport au monde.
“Tout nous montre que nous évoluons désormais dans un régime d’inséparation, quelle que soit l’échelle considérée”, affirme-t-il de but en blanc.
Cette “inséparabilité fondamentale” touche aussi bien “l’inséparation” des hommes entre eux que celle entre les hommes et le monde ou celle entre les phénomènes vivants… La globalisation et l’interconnexion des phénomènes économiques forment la preuve la plus lisible de cette inséparation, conséquence de l’irruption graduelle d’une “logique d’interdépendance et d’interrelation généralisée”. Les crispations identitaires constituent un autre visage contemporain de ce deuil de l’Autre. Pour Quessada, la crise que nous traversons peut donc être définie comme une “crise de la séparabilité”.
De ce regard décalé, voire déstabilisant, son livre tire son attraction, fatale et nébuleuse à la fois. Cette méditation métaphysique légèrement démesurée prétend redessiner une nouvelle configuration de la réalité : pas moins qu’une “nouvelle topographie existentielle” ! À travers son concept d’“altéricide” – la volatilisation de l’Autre –, le philosophe remet en question toute notre tradition spirituelle, fondée sur une métaphysique dualiste : la structure classique bivalente du monde, née avec les Grecs anciens, disparaît avec ce nouveau principe d’indifférenciation et de résorption de toutes les séries d’opposition conceptuelles.
Mythe fondateur de l’Occident, la séparabilité du monde tombe à l’eau et Platon avec, qui fut l’un des premiers à opposer l’ombre et la lumière, le monde sensible, immanent, contingent, et le monde intelligible, absolu et infini. Or, pour Quessada, Platon s’est planté : la grammaire générale dans laquelle nous avions l’habitude d’évoluer depuis sa République semble désormais “inadéquate”. Nous sommes dorénavant des êtres humains inséparés : “Il n’y a plus en nous de lieu de l’Autre.”
Cette disparition de l’Autre inaugure donc un monde qu’il faut “arpenter, cartographier et nommer”. Mais sans cet Autre, le monde n’est-il pas précisément un monde innommable ? La meilleure manière d’y parvenir reste pour Quessada de postuler qu’il est d’abord un monde sans profondeur, sans intériorité. Le “dedans” et le “dehors” sont des représentations purement conventionnelles. Il n’y a qu’un “plan d’immanence”, c’est-à-dire un plan d’inséparation, et rien d’autre. “Il n’y a ni en-dessus ni en-deçà ni au-delà ni hors-champ du plan, car tout ce qui advient, existe ou se manifeste, se produit à travers le fait d’être un mode de plissement singulier du plan.” La dégradation de la biosphère ou les phénomènes de globalisation économique soulignent parfaitement que plus personne – ni les individus, ni les États – ne peut se penser “en dehors” “puisqu’il n’est plus de dedans opposable à un dehors”.
À partir de ce dessin d’un plan, où tous les éléments voisinent par contiguïté, l’auteur tire quelques fils, dont celui, décisif, de la “déhiérarchisation” des choses et des êtres. Tout s’équivaut du fait d’être mis sur le même plan. Le monde se caractérise par cette désagrégation générale des clôtures, comme le révèlent de nombreux modes d’expression artistiques et intellectuels (le mix, le sampling, le mash-up, l’intelligence collective…). La “déessentialisation”, la “créolisation” (notion empruntée à Édouard Glissant) forment le coeur de ce principe d’équivalence généralisé. Ce qui compte avant tout, c’est la relation entre tous les éléments du plan d’inséparation, reliés entre eux comme dans un fondu enchaîné, vrai paradigme esthétique du sans-Autre.
Ce concept de déclôturation a des implications sur l’espace politique. Car le régime d’inséparation invite à une pratique nouvelle de la relation : “Une fabrique de l’Être-commun.” Repenser un monde sans Autre exige de redéfinir la notion de droits de l’homme pour la déplacer vers “le droit des hommes”, qui est aussi le droit de la nature ou le droit des avatars.
Proche sur ce point de Bruno Latour dans sa volonté de penser les multitudes et les singularités, Dominique Quessada appelle à édifier un “contrat ontologique”. Succédant au contrat social, ce nouveau contrat prend acte d’un passage d’un état de nature, dont il fallait se passer, à un état dans la nature, “dont on est devenu inséparable”. Parti de la métaphysique, pour en redistribuer les cartes, Quessada parvient à la politique, pour en repenser les règles. L’inséparation vaut aussi pour la métaphysique et la politique, reliées à travers un fondu enchaîné déchaîné.
Jean-Marie Durand
L’Inséparé – Essai sur un monde sans Autre (PUF), 328 pages, 20 €
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