Javier Cercas s’embarque dans un projet voué à l’échec : écrire l’histoire d’Enric Marco, le plus grand menteur de l’Espagne contemporaine. Un grand livre sur ce que peut (et ne peut pas) la littérature face au mensonge.
En mai 2005, le scandale Enric Marco secoue l’Espagne. Ce héros national, porte-parole des survivants espagnols de l’Holocauste et figure de la résistance espagnole, se révèle être un imposteur : il n’a jamais connu les camps nazis et n’a pas combattu contre Franco. Quand Javier Cercas décide de rencontrer ce personnage, puis d’en faire le sujet de son livre, c’est un projet quasi impossible qu’il entreprend.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Embellir la réalité
Comment démêler le vrai du faux dans le tissu de mensonges de cet affabulateur ? Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ? A quelle “vérité” l’écrivain peut-il prétendre qui soit plus pertinente que celles de l’historien ou du journaliste ?
Au long d’un récit écrit à la première personne, Cercas tâche de cerner l’homme qui se cache derrière le personnage Marco. Il se plonge dans les archives, interviewe ses proches, retrace chaque étape de sa vie. Et s’interroge sans cesse sur le bien-fondé de son entreprise. Celle-ci lui fait peur.
D’abord car ses rencontres avec l’intéressé le laissent toujours avec l’impression de s’être fait avoir par ce menteur hors pair. Ensuite parce qu’il sait que c’est à lui-même qu’il va devoir se confronter : tout romancier n’est-il pas un “imposteur”, qui se leurre d’illusions pour mieux embellir la réalité ?
Dilemmes moraux
Cercas s’interroge, en convoquant Kant et Nietzsche, sur le bien-fondé du mensonge. Il cite deux “romans sans fiction” qui placent leurs auteurs face à des dilemmes moraux semblables aux siens : L’Adversaire d’Emmanuel Carrère (dont le sujet est aussi le portrait d’un imposteur) et De sang-froid de Truman Capote (“chef-d’œuvre littéraire mais aberration morale”).
Il décide pour sa part de jouer la carte de l’honnêteté : toutes ses questions, incertitudes, toutes les déconvenues qu’il rencontre, il les couche sur le papier. Le pacte de confiance qu’il crée ainsi avec le lecteur n’est jamais rompu. Et malgré un ou deux chapitres fastidieux, on suit avec un mélange de fascination et d’inquiétude fiévreuse ses pérégrinations à la recherche du “vrai” Marco.
Si l’homme restera une énigme, son destin renvoie in fine à celui de son pays et à tous ceux qui, sans le génie de “l’Imposteur”, s’inventèrent comme lui un passé de résistant à la mort de Franco. Et ce n’est pas nous, Français, qui pourrions lui donner des leçons à cet égard.
L’Imposteur (Actes Sud), traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, 416 pages, 23,50 €
{"type":"Banniere-Basse"}