Les oeuvres romanesques de Virginia Woolf paraissent en Pléiade, pour la plupart dans de nouvelles traductions. Une immersion dans l’univers miroitant et languide de l’immense écrivaine anglaise.
Par petites touches semblables aux coups de pinceaux des peintres pointillistes que le groupe de Bloomsbury aimait tant, le portrait de Virginia Woolf se colore peu à peu de teintes nouvelles, plus douces et nuancées que le tableau mélancolique dans lequel on a longtemps tenu enfermée l’écrivaine. La biographie de Viviane Forrester parue en 2009, la publication de la correspondance de Woolf avec l’écrivain Lytton Strachey, souvent drôle, puis de celle, passionnée et parfois frivole, avec sa maîtresse Vita Sackville-West ont contribué à faire voler en éclats l’image éthérée et hiératique de la romancière, aussi caricaturale que le faux nez arboré par Nicole Kidman pour interpréter l’auteur de Mrs Dalloway dans The Hours, le film de Stephen Daldry.
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C’est parce qu’elle n’était pas cette entité monolithique tout entière façonnée par les deuils et la dépression – elle perd sa mère à l’âge de 13 ans, puis son père dix ans plus tard et enfin Thoby, son frère bien aimé – que Virginia Woolf a si bien su saisir les êtres dans leurs plus infimes fluctuations, donner à ses personnages ces irisations subtiles qui sont la vie même. C’est donc débarrassées de ces scories un peu poussiéreuses que paraissent aujourd’hui les oeuvres romanesques de Virginia Woolf en Pléiade. Tout comme on redécouvre la complexe personnalité de l’écrivaine, on y redécouvre la plupart de ses textes dans de nouvelles traductions.
Ainsi, son premier roman, connu en français sous le titre La Traversée des apparences, devient, dans la traduction de Jacques Aubert, Traversées. Ce livre contient déjà tous les leitmotive qui parcourent l’oeuvre de Woolf : l’eau, bien sûr, motif matriciel et métaphorique d’une écriture qui s’est attachée à rendre sensible le stream of consciousness, ce “courant de conscience” tout en flux et reflux. Dès les premières pages, l’élément liquide immerge le texte. Les larmes de Mrs Ambrose se noient dans le fleuve et se mêlent à la pluie qui tombe sur Londres.
Clarissa Dalloway, figure woolfienne par excellence, est elle aussi déjà présente, tout comme la mise en abyme de l’acte d’écriture, thème omniprésent chez la romancière anglaise, ou encore l’attrait irrépressible pour la mort, éprouvé ici par la jeune Rachel et son fiancé Terence. Mais on trouve aussi dans Traversées l’humour subtil de Virginia Woolf, son ironie à l’égard des conservatismes sociaux ou esthétiques. Car son oeuvre est loin d’être monochrome. Traduits pour la première fois en français, les textes réunis dans Lundi ou mardi, illustrés par Vanessa Bell, la soeur de Virginia, témoignent de la riche palette de l’auteur, capable de passer d’une élégie poétique sur les traces d’un couple fantôme (Une maison hantée) à une fantaisie féministe autour d’un groupe de femmes qui se travestissent pour pénétrer les mystères de la prétendue supériorité masculine (Une société).
De la même manière, Woolf écrira Orlando, “long poème saphique” et plutôt délirant dédié à son amante Vita, avant le mélancolique Vers le phare, l’un de ses chefs-d’oeuvre, dans lequel elle exorcise la mort de ses parents. Comme si elle avait sans cesse oscillé entre deux pôles. D’un côté, la lumière, d’un jaune vif comme celui de la tenue trop chatoyante de Mabel dans La Robe neuve, cette lumière autour de laquelle volettent les phalènes, autre motif récurrent chez Woolf (son roman Les Vagues devait d’abord s’intituler Les Phalènes) :
“A chacune de ses traversées du carreau, je pouvais imaginer un fil de lumière vitale devenant visible. Il n’était presque rien mais il était la vie” (La Mort de la phalène).
De l’autre, les eaux sombres de la création, ces abysses dans lesquels elle doit toujours plonger plus profondément pour ramener à la surface les voix qui peuplent ses livres, ces golems ondoyants qu’elle façonne avec ses mots : “Parmi toutes ces pensées liquides, certaines semblaient faire masse, former des personnes reconnaissables – l’espace d’un instant” (La Fascination de l’étang). Trouver la forme juste pour capturer le mouvement de la subjectivité, le flux des “moments d’être”, c’est vers cela que tendront les efforts de Virginia Woolf :
“Une forme existait au milieu du chaos ; cette fuite incessante, cet écoulement perpétuel (elle regarda passer les nuages et s’agiter les feuilles), se stabilisait soudain.”
Telle est la révélation de Lily Briscoe, double de Woolf dans Vers le phare. Peintre, Lily saisit cet écoulement vital grâce à l’abstraction. Virginia, elle, cherchera aussi à épurer la langue, avec une prose poétique, souvent fragmentaire, parsemée d’échos, d’anaphores et d’une myriade de points-virgules auxquels le sens est suspendu dans son surgissement. Plus que tout, elle voudra renouveler la forme. En 1925, en plein travail sur Vers le phare, elle note dans son journal :
“Je crois bien que je vais inventer un nouveau nom pour mes livres, pour remplacer ‘roman’. Un nouveau … de Virginia Woolf. Mais quoi ? Elégie ?”
Poème dramatique (play-poem), roman-essai, biographie fantasmée, ses livres ont tous des formes hybrides. Et c’est sans doute avec Les Vagues, entremêlement de six voix à différentes époques de la vie, “un livre abstrait mystique aveugle”, qu’elle ira le plus loin dans cette expérimentation formelle. C’est aussi cette recherche entreprise par Virginia Woolf jusqu’à la folie et au suicide dans les eaux de l’Ouse, cette quête exigeante et angoissante, que mettent en évidence les oeuvres complètes ici rassemblées. Un chemin heurté et douloureux vers le “phare”. Vers l’inaccessible.
Elisabeth Philippe
Oeuvres romanesques – tomes I & II (Pléiade), préface de Gisèle Venet, édition publiée sous la direction de Jacques Aubert, 1 552 pages chaque tome, 67,50 € chacun (60 € jusqu’au 31/08), 135 € le coffret (120 € jusqu’au 31/08)
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