Avec “Cher Connard”, Virginie Despentes signe un roman épistolaire hyper brillant et généreux : un anti “Liaisons dangereuses”, qui rétablit le dialogue et l’amitié dans un monde de crispations. Entretien à suivre dans notre numéro de rentrée littéraire dès le 24 août.
Dans le dernier volume de sa trilogie Vernon Subutex, paru il y a cinq ans, Virginie Despentes mettait en scène une solidarité s’organisant autour de Vernon, l’ex-disquaire devenu SDF. Mieux : une forme de communauté, voire de commune, réfugiée aux Buttes-Chaumont. Une chaîne amicale comme seule résistance à un monde capitaliste de plus en plus inhumain, à une société dont la pente glissante mène à une dictature, à une époque où le chacun pour soi s’est plus que durci.
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On ne l’a pas dit assez : l’amitié comme vertu, l’amitié comme unique soupape, est au centre de l’œuvre de Despentes depuis Baise-moi (1994). Dans ce premier roman, il s’agissait d’une amitié entre deux filles, s’alliant pour combattre la violence des hommes à l’encontre des femmes, ce que l’on n’appelait pas encore communément le patriarcat. En près de trente ans, la puissance des mots, du dialogue, s’est substituée à la violence des actes. Et l’amitié, celle-là même qui sauve, qui rend meilleur, ne se vit plus entre deux femmes, mais entre une femme et un homme.
Virginie Despentes a encore trouvé une forme bluffante pour mettre en scène toutes les étapes du dialogue comme enjeu même de l’amitié, d’une parole de plus en plus libérée et donc libératrice : le roman épistolaire, genre tombé en désuétude jusqu’à ce que l’écrivaine ne se l’approprie, ne le dépoussière et ne le rende furieusement contemporain. Pas seulement par les thèmes abordés – les rapports hommes-femmes à l’ère MeToo, le féminisme, l’addiction à l’alcool et à la drogue, les réseaux sociaux et la haine qui s’y joue, les traumas (ou pas) post violences sexuelles, la pandémie aussi, l’ultralibéralisme, etc. -, mais aussi par la langue, tour à tour brutale, directe, douce, tendre, incarnée, crue, rythmée, poétique, mais pas n’importe comment, poétique comme le meilleur des raps peut l’être.
Ça commençait pourtant assez mal entre eux. Sur le Net, Oscar, écrivain à succès, écrit à propos de Rebecca, actrice culte des années 1980 et bombe sexuelle qui a tourné avec les plus grands : “Croisé Rebecca Latté, dans Paris. (…) Métaphore tragique d’une époque qui se barre en couille – cette femme sublime qui initia tant d’adolescents à ce que fut la fascination de la séduction féminine à son apogée – devenue aujourd’hui ce crapaud. Pas seulement vieille. Mais épaisse, négligée, la peau dégueulasse, et son personnage de femme sale, bruyante. La débandade. On m’a appris qu’elle s’était convertie en égérie pour jeunes féministes. L’internationale des pouilleuses a encore frappé.”
Cher Connard, mon ami…
Et c’est parti : “Cher Connard”, lui répond Rebecca en lui souhaitant de voir ses enfants crever sous ses yeux, parce que “Je suis sûre que tu as des enfants. Un mec comme toi ça se reproduit, imagine que la lignée s’arrête. Les gens, j’ai remarqué, plus vous êtes cons et sinistrement inutiles, plus vous vous sentez obligés de continuer la lignée”. On respire : on est bien dans du Despentes, même puissance dix mille. Aucune langue de bois, une écriture à rebrousse-poil des clichés, et très vite une immense bouffée d’humanité. Car entre ces deux-là que tout oppose en apparence, et que l’époque même et surtout opposerait – un homme et une femme, autant dire un “bourreau” et une “victime” tout désignés, peuvent s’entendre ? Diantre ! -, les points communs vont se multiplier, et le dialogue rendu possible par la sincérité sans faille dont chacun va faire preuve face à l’autre, comme un pacte tacite. D’autant qu’Oscar n’est pas si “bourreau”, vulnérable, fragile, malmené, et Rebecca, personnage magnifique, refuse toute victimisation, et donc toute la condescendance pernicieuse qui va avec, même si elle a été violée à 17 ans.
Tous deux ont la cinquantaine cabossée, sont accros à la drogue et l’alcool, ont vu leurs idéaux fondre comme neige au soleil au fil des décennies, et se retrouvent seuls dans une époque meurtrie. Et surtout, ce que l’on va très vite apprendre : ils se connaissent en fait depuis leur enfance dans les quartiers de Nancy. Oscar vivait au “square Maurice Barrès”, et Rebecca, à la “Californie” : “Ils ne manquaient pas d’humour, à l’époque, quand ils baptisaient les quartiers”. Rebecca était la meilleure amie de la sœur aînée d’Oscar, Corinne, devenue lesbienne, s’affranchissant ainsi de sa famille et de ses origines, montrant à son petit frère qu’il est possible de s’en sortir, de se réinventer. “À l’époque, je rêvais de devenir journaliste et je ne l’aurais jamais avoué, à table. Je pouvais prévoir la réaction de tous, les fous rires et les yeux au plafond ‘Il a toujours fallu qu’il pète plus haut que son cul’, ‘non mais tu crois qu’on t’attend ?’, et toute la litanie de la classe moyenne condamnée au salariat, au boulot qu’on fait pour l’argent et jamais par vocation. Savoir rester à sa place était plus important que tout. Chemin faisant, j’avais l’intuition que pour ma sœur, renoncer à suivre la voie des femmes de la famille et du voisinage avait quelque chose à voir avec ce même désir d’émancipation”.
Rebecca, elle, a filé à Paris à l’adolescence, échappant ainsi à une famille asphyxiante. Tous deux ont accédé à la célébrité et en sont revenus. Tous deux, au fil des années, ont vécu un changement de classe sociale, de statut, de génération, de paradigme idéologique, même de corps. Rebecca a grossi, plus personne ne la fait tourner, y compris les femmes (lire la scène grinçante d’ironie où une réalisatrice exige qu’elle perde dix kilos pour jouer… une mère de famille de plus de cinquante ans) ; Oscar se retrouve “metooïsé” sur le blog de son ex-attachée de presse, parce qu’il l’a lourdement draguée, et devient la cible des féministes. Zoé Katana s’invite d’ailleurs à plusieurs reprises dans cette correspondance, Despentes décidant de lui donner la parole puisqu’elle la donne à Oscar, en intégrant le blog de la jeune femme entre leurs emails. Oscar va s’en prendre plein la figure sur les réseaux sociaux – comme Zoé aussi, de la part des masculinistes, puisque la haine va bon train sur les RS… -, perdre ses amis, se faire plaquer par sa petite amie, etc.
Très vite, ce sont deux solitaires, encore plus isolés par la pandémie, qui vont s’entraider. Oscar, qui a décidé d’arrêter de boire, de se droguer, participe aux séances des Narcotiques Anonymes, et c’est en en parlant à Rebecca qu’il va l’influencer : elle qui prend de l’héro depuis l’âge de 17 ans va aussi participer à ces séances et se sortir du cercle morbide de la dope. Elle, de son côté, permet à Oscar de sortir des clichés machistes dans lesquels il s’est enferré, de comprendre la réaction de Zoé, de comprendre qu’une drague lourde peut être très mal vécue par une femme, de s’excuser et de tout faire pour réparer.
La confession, de la littérature du XVIIIe aux NA
Ce dialogue sous forme épistolaire les libère de toute injonction de genre, de classe, de statut. La parole libérée de l’un permet la libération de l’autre. Il s’agit d’abord de se libérer d’une image de soi – de son genre – que la société leur a imposé, ou qu’il ou elle s’est imposé·e à soi-même. Comme dans les séances des Narcotiques Anonymes, dont le principe est de sortir de soi pour partager avec les autres, accepter leur aide et les aider aussi par l’écoute, et dont s’est inspirée l’écrivaine pour ce texte. Si le dispositif épistolaire a marqué la littérature du XVIIIe siècle avec le chef d’œuvre de Choderlos de Laclos, Virginie Despentes signe sans conteste un contre Liaisons dangereuses.
À l’opposé d’un Valmont et d’une Merteuil qui multipliaient les masques pour mieux jouer une partie qui oppose les sexes, sur cet échiquier d’une immense cruauté qu’est la société, Oscar et Rebecca tombent le masque, déposent les armes pour aller l’un vers l’autre et s’entraider, dans une humanité qui se fait plus forte que toute identité, sociale ou de genre. L’enjeu de ces emails, pour Virginie Despentes, est bien celui de la confession, autre genre prisé au XVIIIe, comme seul moyen de rédemption, puisque celle-ci nous fait sortir de soi, déjoue toute enfermement, donc tout préjugé.
Et parce que la confession est le terrain privilégié pour se réapproprier son “Je” dans toute sa complexité, dans toutes ses nuances et dans tous ses paradoxes – et le confronter avec celui de l’autre pour réintroduire de la complexité. Dire “Je”, c’est libérer sa parole de toute crispation identitaire si chère à notre époque, et qui enferme chacun dans une impasse mortifère et dans une grande solitude.
Et si c’était Despentes qui disait “Je” ?
C’est la romancière qu’on ne peut s’empêcher d’entendre, notamment quand Oscar écrit : “Autour de moi cependant, personne n’a jamais oublié de préciser que je suis un fils d’ouvrier. Ça fait dix ans que je publie des livres. Tu le trouveras dans tous les articles qui parlent de mes romans. Et l’information importante n’est pas ‘il est arrivé là où il en est à la seule force de son talent’ mais bien ‘il n’est pas du sérail, n’est-il pas exotique ?’. L’exception que j’incarne n’est tolérable qu’en ce qu’elle vient confirmer la règle : un bon privilégié n’est pas le résultat d’un parcours mais d’un lieu de naissance. Et on me demande souvent d’un air gourmand : ‘mais vous vous êtes embourgeoisé, n’est-ce pas ?’. J’ignore pourquoi le journaliste la prononce toujours sur le ton mi-triomphant mi-inquisiteur de la question piège. Comme si c’était à moi de me sentir mal d’avoir appris sur le tard à aimer le buffet du déjeuner des grands hôtels, le cachemire ou les fauteuils design. Comme si je devais personnellement répondre des inégalités du capitalisme, de l’ascenseur social en panne – ou qu’on me frotte le nez dans la merde en ricanant ‘tu vois que t’aimes ça, le luxe, salope de pauvre’. Je l’aime bien, leur luxe, mais j’ai toujours l’impression qu’ils ont besoin de vérifier encore et encore qu’ils font envie au reste du monde. C’est pour ça qu’ils ont besoin de créer autant de misère. Pour être sûrs qu’on les envie parce que sans l’envie du pauvre, le bonheur du riche n’est pas incomplet : il est anéanti”.
C’est l’un des nombreux passages où l’on sent que ce n’est pas seulement un personnage qui parle ; un des morceaux d’anthologie d’un texte qui en compte de très nombreux. Le message, très beau, est celui d’un humanisme salutaire, galvanisant, dès le dispositif même : dans ce double-je, à la fois masculin et féminin, déployé dans Cher Connard, s’exprime le refus de la binarité, de toute simplification réductrice, et le désir en soi d’une dualité réconciliée.
Mise en scène sous forme de dialogue, c’est bien une seule et même confession que l’on a pue lire, se dit-on en refermant ce texte riche, brillant, drôle, bouleversant. Celui d’une enfant du siècle dont les illusions évaporées n’ont pas laissé place à l’amertume ni à la haine de l’autre, mais à une immense générosité. Cher Connard, c’est la puissante prise de parole de Virginie Despentes sur l’époque, le monde, le temps qui passe, les idéaux perdus, bafoués par les puissants, et ce qui reste : l’amitié, l’échange, la parole, la transmission. Et leur amplificateur, quand elle est aussi réussie : la littérature.
Cher Connard (Grasset) 344 p, 22 E. En librairie le 17 août.
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