Ecrites avec le même sens du détail que ses romans, ses Lettres à Véra, sa femme, témoignent de leur parcours d’émigrés russes. Et d’une extraordinaire complicité amoureuse.
Nabokov n’aimait pas Flaubert, mais il le relisait, l’enseignait, et son chef-d’œuvre, Lolita, peut être lu à bien des égards comme le miroir américain de Madame Bovary : non seulement l’histoire d’un être qui se détruit dans une histoire d’amour interdite, mais aussi une critique extrêmement corrosive et drôle de la bourgeoisie.
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Celle de la province française chez Flaubert, la middle class pavillonnaire américaine chez un Nabokov qui, comme son héros Humbert Humbert, était un représentant de la vieille Europe polyglotte enseignant dans des facs US.
Des sobriquets adorables
Cet art cruel d’épingler les détails de la vie humaine comme les papillons, Nabokov y excellait tellement, parfois jusqu’à la méchanceté, qu’on est surpris de découvrir dans ses lettres à sa femme un être aussi charmant et, pour tout dire, “mignon”. Un homme profondément amoureux, affublant Véra de sobriquets adorables, s’inquiétant de son absence de lettres, demandant sans cesse des nouvelles de leur fils Dmitri.
Tous deux ayant fui la Russie bolchévique pour s’installer à Berlin (après un passage en Angleterre du côté des Nabokov), le jeune Vladimir, le cœur brisé car ses fiançailles avec une autre jeune fille ont été rompues par les parents de celle-ci, rencontre Véra à un bal masqué en 1923.
“Oui, j’ai besoin de toi, mon conte de fées. Car tu es la seule personne avec laquelle je puisse parler – de la nuance d’un nuage, du chant d’une pensée…”
La jeune femme porte un loup noir, il ne peut voir qu’une partie de son visage : c’est sa voix et ses mots qui le charmeront, ce qu’elle lui dit de ses textes, elle qui est une fervente lectrice de ses poèmes alors publiés dans Roul, le journal de la diaspora russe.
“Oui, j’ai besoin de toi, mon conte de fées. Car tu es la seule personne avec laquelle je puisse parler – de la nuance d’un nuage, du chant d’une pensée, la seule à qui je peux dire qu’aujourd’hui, en partant travailler, j’ai regardé en face un grand tournesol et il m’a souri de toutes ses graines”, lui écrit-il dans sa première lettre (26 juillet 1923).
Un amour perturbé par l’Histoire
Les lettres qui suivront couvrent les périodes où ils sont séparés, et ils le seront souvent jusqu’en 1940 : après avoir fui la Russie bolchévique, ils doivent maintenant fuir le nazisme, et Nabokov se rend longuement à Londres et à Paris pour y chercher du travail, tenter d’y faire paraître ses livres, mais surtout obtenir des permis de travail, des visas, etc.
Si, à nous lecteurs, Véra demeure pour toujours masquée, c’est parce qu’elle a détruit toutes ses lettres à son mari. Elle apparaît pourtant en creux dans celles de Nabokov : femme d’acier, inflexible, femme fragile qui passera un certain temps dans un sanatorium suite à une dépression ; femme désespérée quand elle apprend, en 1937, que son mari a une liaison à Paris, tout en cherchant à la faire venir en France avec leur fils.
Elle résiste, plaide pour la Belgique, de crainte sans doute que son mari, définitivement installé en France, ne poursuive cette liaison. Le tout dans un non-dit de part et d’autre. Nabokov, qui ne sait pas qu’elle sait, s’irrite de ses atermoiements. Il finira par quitter sa maîtresse et les Nabokov vivront deux ans en France avant de pouvoir enfin s’installer aux Etats-Unis, deux semaines avant que Paris ne tombe aux mains des Allemands.
Plongée dans la vie intellectuelle de la diaspora russe
Il y a quelque chose d’aussi émouvant que magnifique à pénétrer dans le quotidien de l’écrivain, qui applique à ses lettres le même art du détail qu’il prodigue dans ses romans. On plonge dans la vie intellectuelle de la diaspora russe anglaise et parisienne, plus tard dans la vie universitaire américaine.
Il est tout le temps question de papillons (sa grande passion), des menus de ses déjeuners ou dîners, des gens qu’il rencontre, à travers des descriptions souvent très drôles, d’argent aussi, surtout dans la période d’avant les Etats-Unis, quand l’écrivain, dont la cote grandit pourtant, en manque cruellement. Il est question de tous ces détails que l’on ne confie qu’à la personne avec qui l’on partage une vraie intimité, une complicité à toute épreuve.
En revanche, il sera peu question du travail littéraire lui-même, de la construction de ses romans, etc. Quant à la période pendant laquelle il écrit et publie Lolita, elle n’est hélas pas couverte par les lettres. Dans les années 1970, alors qu’ils vivent au Palace de Montreux, les lettres se réduisent souvent à quelques mots accompagnant les fleurs qu’il envoie à celle qui fut son amour, sa muse, sa dactylo, son chauffeur et même son garde du corps (il paraît qu’elle se baladait avec un revolver pour protéger son mari). Ainsi, le 15 avril 1970, pour leur quarante-cinquième anniversaire de mariage, il lui envoie “Quarante-cinq printemps !”. Pas années – printemps.
Lettres à Véra de Vladimir Nabokov (Fayard), édition établie par Olga Voronina et Brian Boyd, traduit du russe et de l’anglais par Laure Troubetzkoy, 856 p., 36 €
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