Inspirée par les figures du voguing new-yorkais, la poétesse Marie de Quatrebarbes élabore une poétique du mouvement, du désir et du corps dans “Voguer”, un recueil de portraits saisissant.
Dans Paris Is Burning, le tragique et flamboyant documentaire de Jennie Livingston consacré au voguing new-yorkais des années 1980, Marie de Quatrebarbes a vu des « garçons qui dansent pour conjurer le sort et faire vivre un désir plus grand ». Elle a vu Venus Xtravaganza, artiste transgenre et fille de la Maison Xtravaganza, iconique danseuse aux robes acidulées et perruques ébouriffantes, étranglée dans sa chambre d’hôtel, retrouvée morte pendant le tournage du film. Elle a vu Pepper LaBeija, mère de la Maison LaBeija, matrone glitter et reine excentrique des balls diriger ses filles « d’une main de velours », terrassée par une crise cardiaque au Roosevelt Hospital de Manhattan en 2003.
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La jeune poétesse française retient du film « la grâce qui traverse cette jeunesse. Qui est aussi une jeunesse blessée, composée de jeunes gens livrés à eux-mêmes, écrasés socialement, menacés physiquement par la violence et par la maladie. C’est toute l’ambiguïté de cette période où il y avait beaucoup de violence et en même temps beaucoup de vie. Dans le cadre du livre, j’ai eu envie de me pencher sur le sort de ceux qui ne s’en sont pas sortis. De renouer avec cette émotion élégiaque qui me donnait envie de les réanimer ».
Marie de Quatrebarbes propose cinq portraits qu’elle appelle « prières », dans un geste d’incarnation par la chair, par l’évocation du vivant. Elle convoque Venus, Pepper, mais aussi Pasolini, Kleist et « un garçon disparu à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue Magellan, un soir d’août 2017 ». La poésie pour magnifier le corps désirant, flamboyant, dansant. Pour en relancer l’action.
“La question de la poétique, c’est une manière de mettre en mouvement une phrase”
Epousant les mouvements de la danse, son écriture procède par poses et poussées, répétitions et variations, par des combinaisons qui semblent se boucler sur elles-mêmes avant de s’élancer vers d’autres scènes. « La question de la poétique, c’est une manière de mettre en mouvement une phrase », nous dit Marie de Quatrebarbes. Alors ses mots investissent les pages pour composer des soulèvements fluides et hybrides : un ensemble aérien suspendu en haut d’une page semble flotter dans l’espace, prendre la pose. Il laisse place soudain à des blocs compacts de prose où se déploie un ballet serré de pensées et de sentiments. Puis des tercets légers s’installent, relais chorégraphiés d’une poétique pensée.
« On communique dans un cadre de langage excessivement normé, constate la poétesse. On sait que si on commence à mélanger les mots dans la phrase, on risque de ne plus se faire comprendre du lecteur. Mon enjeu ici, c’était que ce livre puisse être reçu par des gens qui ne sont pas totalement familiers de la poésie contemporaine et de ses expérimentations les plus radicales. Mais en même temps, je ne transige pas avec une certaine idée que je me fais de la phrase et de ce qu’est une phrase qui essaye d’exister physiquement, de vivre particulièrement. » Plus qu’une simple évocation formelle de la danse, Marie de Quatrebarbes célèbre dans Voguer, l’intensité du mouvement, les pouvoirs du désir et l’immortelle vitalité des marges.
Voguer (P.O.L), 144 pages, 13 €
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