De la Riviera à la petite bourgeoisie de province, Alain Page et Simenon ont relaté les liens passionnels et toxiques entre amants criminels. Des vacances sanglantes en perspective.
Alain Delon à moitié nu au bord d’une piscine. La caméra s’avance vers lui, glisse sur l’eau, comme un oeil voyeur et inquiétant. Hors champ, Romy Schneider plonge, aspergeant son compagnon qui bondit, pris d’effroi et de saisissement. Le couple se mord dans un baiser. Ainsi démarre le film culte de Jacques Deray, La Piscine, sorti en 1969. On connaît son succès, coïncidant avec l’idylle des acteurs dans la vie, et la révélation de la toute jeune Jane Birkin, sans savoir nécessairement qu’un livre est à son origine.
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Au début des années 60, Alain Page a fréquenté la bande de Sagan. Cette galaxie de jeune gens sexy et virevoltant de fiestas à Saint-Germain en vacances sur la Côte d’Azur. « Rire ensemble, boire ensemble, suer ensemble. S’ennuyer ensemble », résume bien l’auteur dans l’avant-propos de ce texte publié en 1968. Sauf que l’ennui, loin d’être anecdotique, forme le coeur du roman dont il a nourri autrefois le projet : « Je vis, comme en filigrane, la mort rôder au milieu des corps bronzés. Dès lors, il me fallait mettre en scène cette tragédie. »
Soit deux couples dans une luxueuse villa de Saint-Tropez. La quiétude du premier, formé par Jean-Claude et Marianne, deux trentenaires d’une beauté insolente, mais déjà inutile, vacante, sans objet, est troublée par l’apparition du sémillant Harry, ex-amant de Marianne, et sa fille, la sublime Pénélope. Une tentation. Deux serpents dans le « désert vitrifié » de ces amants trop repus et adeptes de « joutes visuelles ». Dans leur demeure « balayée par le soleil qui détruit toute volonté », s’engage un jeu mortel entre les quatre protagonistes.
Traquer la jalousie, la convoitise, la haine cachées sous le vernis des bonnes manières et des soupirs, des danses suaves et des baisers volés sous la tonnelle, c’est ce que La Piscine parvient à contenir dans un huis clos solaire et asphyxiant. Les messes basses et les non-dits, les petits jeux pervers, les phrases à double sens prennent ici corps dans une stratégie de combat proprement romanesque, où voix intérieure et dialogues venimeux finissent noyés dans le scotch et les ritournelles du tourne-disque.
Si Pénélope, par sa virginité tentatrice, ondoyante, est le ver tragique dans la pomme, celui par qui le crime arrive ne peut être que Jean-Claude – héros envieux et manipulateur, qui a tout et souffre encore de ne pouvoir se faire un pagne avec le scalp de son rival. La deuxième partie de La Piscine, autour de l’enquête policière, sonne comme un brusque retour au réel, avec l’intrusion d’un flic tatillon et pugnace confrontant les héros à leur vacuité. Dans ce monde torride, le drame glamour engage un virage à 360 degrés, emboîtant le pas aux romans les plus noirs de David Goodis et Patricia Highsmith.
On en vient à se demander si l’amour physique n’est pas plus dangereux qu’on ne le croit. Après les étreintes déliquescentes, « sans pudeur et dévorantes » du couple de jet-setteurs, place à la grande passion toxique chez Simenon. Adapté au cinéma par Mathieu Amalric, La Chambre bleue relate la liaison extraconjugale d’un père de famille, Tony, avec son ancienne camarade d’école, Andrée. Tout bascule quand leur relation, de plus en plus délétère, « quitte la chambre surchauffée qui sentait le sexe » pour un horizon funeste : la mort du mari d’Andrée et, plus tard, la mise en examen de son amant.
Il ne s’agit pas seulement, pour Simenon, d’un énième et beau prétexte pour déglinguer la petite bourgeoisie de province des années 50, coincée entre l’Hôtel de la gare et la foire aux bestiaux, nourrie de rumeurs et de pulsions. Ou pointer les rituels besogneux et vains du système judiciaire. Pas seulement. L’auteur tricote ici, dans ce roman paru en 1963, un puissant réseau temporel, entre présent et passé, restituant un désordre psychique complexe et noueux qui condamne le héros à des fragments de souvenirs et des bribes de phrases – « Tu m’aimes, Tony ? », « Je t’ai fait mal ? », « Tu m’en veux ? »….
Dans cette Chambre bleue, on passe de la fièvre érotique à un bureau froid où l’amant soupçonné de crime est soumis à un âpre interrogatoire. Procéduriers, rivés aux faits, juge et policiers manipulent une matière sensible sans la comprendre. Simenon joue habilement de ce clivage. Vidée d’affects, que reste-t-il d’une vie dépecée jusqu’à l’os ? D’un roman à l’autre, la question pourrait être la même : la loi est-elle compatible avec la logique intime de chacun ? La société peut-elle tolérer les amants ? Qu’il s’agisse des bords de la Riviera ou de la France profonde, de faune rurale ou de jeunesse dorée, chaque être humain en est rendu au même constat : les facettes éparses et inconciliables de son être social et de son moi profond.
La Piscine d’Alain Page (Archipoche), 256 pages, 12 €
La Chambre bleue de Georges Simenon (Le Livre de poche), 185 pages, 5,60 €
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