Magnifique autoportrait en creux où, à travers la voix de cinq personnages J.M Coetzee interroge l’écart qui existe entre l’oeuvre et la vie d’un écrivain. Essentiel.
Les écrivains se feraient-ils apparaître en personnage de leurs propres romans par masochisme ? Michel Houellebecq n’est pas le seul à se charger en cette rentrée : J. M. Coetzee se montre ridicule, froid, mauvais amant, amoureux éconduit, éternel vieux garçon qui vit avec son père, dans l’un de ses meilleurs romans, L’Eté de la vie.
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Troisième volet de son autobiographie fictive, après Scènes de la vie d’un jeune garçon et Vers l’âge d’homme, L’Eté de la vie restitue le portrait de l’écrivain sudafricain, né en 1940 et prix Nobel de littérature, à travers le discours qu’en font cinq personnes qui auraient compté à un moment de sa vie. L’écrivain sera donc malmené par ses personnages, comme si le coeur même de l’écriture de fiction, c’était cela, le rapport de l’auteur à ses créatures, et inversement (lire aussi l’entretien avec Michel Houellebecq).
Le roman commence quand Coetzee est déjà mort. Un universitaire va interviewer cinq personnes importantes de sa vie pour écrire sa biographie, et L’Eté de la vie (Summertime en VO, c’est mieux) semble se composer de la transcription brute de ces entretiens. Bien sûr, derrière ces propos sur Coetzee, c’est l’auteur même qui parle, travesti sous le masque de ses intervenants.
Parler à travers la voix de ses narrateurs, l’auteur de Disgrâce en a l’habitude. Déjà, en 2003, dans le formidable Elizabeth Costello, roman composé de huit conférences données par une écrivaine vieillissante autour, entre autres, des enjeux du roman, il semblait faire de Costello son alter ego pour exprimer à travers elle sa conception de la littérature. Le roman s’ouvrait sur ce passage :
« Il y a tout d’abord le problème de l’ouverture, c’est-à-dire comment nous faire passer d’où nous sommes, c’est-à-dire en ce moment nulle part, jusqu’à l’autre rive. C’est une simple affaire de pont, il s’agit de bricoler un pont, ni plus ni moins. »
Si Elizabeth Costello s’imposait comme ce pont bricolé pour nous faire atteindre les rives de la fiction, L’Eté de la vie serait un pont bricolé en sens inverse, vers les rives du réel, mais du réel de l’écrivain. Qu’il convoque les femmes qu’il a aimées, un membre de sa famille, un collègue de la fac où il a lui-même enseigné, qu’il aborde à travers eux son incapacité à aimer ou à être aimé, ses relations complexes à l’Afrique du Sud et à la politique, J. M. Coetzee interroge constamment l’écart qu’il y a entre l’oeuvre et la vie, entre le portrait que se feraient de lui ceux qui lisent ses textes et ceux qui le côtoient dans l’existence.
Comme le dit Julia, interrogée dès le début du livre dans l’un de ses plus beaux chapitres, femme mariée qui aurait été la maîtresse de l’écrivain en Afrique du Sud (Coetzee vit aujourd’hui en Australie) dans les années 70 :
« Parce que John n’était pas mon prince. J’arrive enfin à l’essentiel. Si c’était la question que vous aviez derrière la tête quand vous êtes venu à Kingston – Est-ce que je vais trouver une autre de ces femmes qui ont pris John Coetzee pour le prince secret ? -, vous avez la réponse. John n’était pas mon prince. Et non seulement ça : si vous avez bien écouté, vous comprenez maintenant combien il est peu vraisemblable qu’il ait pu jamais être un prince, un prince satisfaisant pour aucune jeune fille au monde. »
Les écrivains ne sont pas des princes. Encore moins des héros, même si leur geste littéraire peut s’avérer plein d’héroïsme. L’oeuvre serait-elle là pour combler un manque ? ou est-ce qu’à force d’y avoir mis le meilleur, la vie de l’écrivain ne peut plus être que falote, ou solitaire, ou retirée, ou lâche ? Ce sont toutes ces questions, fondamentales au geste d’écrire, qu’aborde en creux ce magnifique Eté de la vie.
Et c’est peut-être parce que le très acéré Coetzee ne se ment pas sur les dommages collatéraux de l’écriture dans la vie des écrivains, peut-être parce qu’il sait que les écrivains ont beau être des rois en leur royaume de fiction, ils ne sont pas pour autant des princes dans la vraie vie, qu’il refuse les entretiens, s’abstient le plus souvent d’apparaître en public, parle peu, s’efface du commerce des hommes. C’est dans ses livres qu’il a choisi de se livrer, en se tuant, en s’enterrant, et par le détour de la parole des autres. Une façon aussi de faire mieux que toutes les biographies qui ne manqueront pas de pulluler après sa véritable disparition. Personne ne sait mieux parler des écrivains qu’eux-mêmes.
L’Eté de la vie de J.M Coetzee (Seuil), traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis, 315 pages, 22 euros.
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