En parallèle de la série Arte sur laquelle elle a officié en tant que conseillère historique, Catherine Coquery-Vidrovictch, professeure émérite de l’Université Paris Diderot et spécialiste de l’Afrique, a écrit « Les Routes de l’esclavage ». Un ouvrage dense et pédagogique sur une histoire méconnue et pourtant fondatrice.
Votre livre Les Routes de l’esclavage sort au même moment que la série Arte éponyme sur laquelle vous avez officié en tant que conseillère historique. Comment s’est organisé ce projet ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Catherine Coquery-Vidrovitch – Fanny Glissant, productrice et réalisatrice de la série, nous a contactés Eric Mesnard et moi. C’est notre ouvrage Être esclave : Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, publié en 2013, qui lui a donné l’idée de faire appel à nous. Avec ce livre nous voulions raconter l’histoire des esclaves et non pas de l’esclavage. Pour le film, j’ai répondu à des questions de connaissances, éclairé des détails. J’ai ensuite pu lire, en fin de course, la totalité des scénarios et visionné les épisodes. En parallèle, je rédigeais mon livre qui ne raconte pas la série. C’est le même sujet avec le même type de sources, mais traité différemment.
Avec ce nouvel ouvrage vous souhaitiez apporter une vision plus globale de cette histoire?
Oui, même si à la base, Fanny Glissant voulait aussi davantage s’intéresser à l’histoire des esclaves. Mais j’ai insisté auprès des réalisateurs pour qu’il y ait une vision plus globale de l’esclavage, en parlant notamment de la traite atlantique. Je voulais vraiment montrer à quel point les esclaves africains avaient été utilisés de façon globale et que l’on mesure l’importance de cette histoire qui nous concerne tous.
https://www.youtube.com/watch?v=UuWk5lpjGuw
Comment expliquez-vous qu’elle soit si peu connue ?
C’est justement ce caractère novateur, que l’on retrouve dans les deux premiers épisodes de la série, qui m’a plu. Ils racontent la phase pré-européenne, avec la traite arabo-musulmane et les empires du Moyen Age, mais aussi le moment où les Portugais ne connaissaient pas encore les Amériques. Tout au long du XVe siècle, il y a eu une traite très importante de l’Afrique jusqu’au Portugal. Mais cet épisode est une découverte récente pour les historiens. Antonio de Almeida Mendes, maître de conférences à Nantes, est le premier à avoir étudié ce moment clé de l’histoire. Au Portugal, la dictature Salazar en 1974 a tout bloqué. En France, très peu de spécialistes de l’Afrique lisaient le portugais.
Le fait que l’on associe immédiatement l’esclavage aux champs de cotons en Amérique est dû à ce manque ?
Oui, on manquait de savoirs sur la question. On avait peu exploré cette période qui est très importante. Il existe une thèse d’un historien, publié il y a une quinzaine d’années, qui traite cette question, mais elle a été peu étudiée. Dans ce travail de recherche, on apprend que le système de la plantation américain a été mis au point par les portugais dans l’île de São Tomé, qui a été une sorte de laboratoire de la traite négrière, dès le XVe siècle.
L’une des définitions que vous donnez de l’esclavage est celle du déracinement et de l’anéantissement identitaire qu’il induit.
Cette idée du déracinement est évidente, mais elle a pris vraiment forme avec les esclaves africains. Quand on allait chercher un esclave, on l’arrachait à son milieu pour éviter qu’il ne s’enfuie. Ainsi, il perdait ses ancêtres. Aujourd’hui encore, uniquement par le nom, on sait si quelqu’un avait pour ancêtre un esclave, un homme libre ou un aristocrate. L’origine du statut ancien continue d’exister dans les têtes. En Afrique, on m’a souvent raconté que si telle ou telle personne se comportait de façon discrète, se mettait à l’écart, c’est parce qu’elle portait en elle des origines esclaves.
Le premier épisode de la série documentaire s’achève sur ces terribles images tournées en Libye en novembre 2017 où l’on assiste à une vente aux enchères d’humains. Votre ouvrage se termine sur cet épisode. Quels impacts ont eus ces images dans votre processus de création ?
Les réalisateurs voulaient vraiment montrer que le phénomène d’esclavisation était loin d’être terminé. La série établit des passerelles entre présent et passé et capte les résidus de l’esclavage. Il y a encore aujourd’hui des millions d’êtres humains qui sont en esclavage dans le monde. En Afrique, les stigmates sont encore très présents et jouent sur les relations sociales. Comme le dit très précisément dans le documentaire un ancien esclave qui s’est sauvé à Bamako : « Vous pouvez devenir ministre, les gens savent quand même que vous êtes esclave « .
Comment expliquez-vous le fait que cet héritage soit encore si prégnant ?
Les croyances anciennes reposent sur l’idée que sans ancêtre, on est moins que les autres. Dans les religions du terroir, qu’on appelait les religions animistes, le poids de l’héritage est très important. Ce que cèdent les ancêtres à leur descendance joue le rôle d’intermédiaire pour accéder au monde surnaturel.
Vous préférez utiliser le terme « d’esclavisation » plutôt que celui d’esclave. Pourquoi ?
Il faut se méfier du mot esclave, puisqu’il implique l’idée que l’on est esclave par nature, or on le devient. De la même manière, on a décrété au XVIIe siècle que tous esclaves étaient nécessairement noirs. En anglais, on utilise depuis longtemps le terme d’ « enslavement » que l’on peut traduire par esclavisation. Le mot français n’existait pas mais les chercheurs commencent à l’utiliser, ce qui est beaucoup plus judicieux.
Vous insistez sur la part purement économique et politique de l’esclavage. L’homme esclavisé est un bien marchand mais aussi un outil indispensable à l’enrichissement des pays. Des banques et des assurances sont pleinement impliquées dans ce fructueux commerce. Une société capitaliste est-elle inévitablement amenée à reproduire ces méthodes de servitude ?
Oui, d’une certaine façon. On ne peut pas opposer, comme on le faisait autrefois, esclavage et capitalisme. Les deux marchaient de pair de façon évidente au XIXe siècle. Alors, est-ce que le capitalisme continue à secréter l’esclavage ? Pas nécessairement. Ce phénomène existe toujours bien sûr, mais ça n’est plus le fait de l’esclavage proprement dit. Car ce que l’on achète aujourd’hui, c’est la force de travail et non la personne. L’esclave lui était considéré comme non humain.
Cette série et ce livre étaient aussi une manière de casser le mythe d’un monde qui aurait été découvert par de courageux explorateurs ?
L’esclavage était effectivement une économie à part entière et constituait, en ce sens, une donnée « nécessaire » à l’expansion du monde. L’or que recevait l’Europe venait de l’Ouest africain. Il fallait donc aller le chercher à sa source. Pendant une génération, la flotte portugaise s’est organisée. Henri le Navigateur, comme le rappelle Antonio de Almeida Mendes dans le film, a entraîné des chevaliers pilleurs vers l’Afrique. Sur leur chemin, ils ont ramassé des esclaves noirs. Durant le XVe et XVIe siècle, près de 300 000 Africains sont amenés à Lisbonne et vont approvisionner l’Europe du Sud.
Vous rappelez dans votre ouvrage, qu’au Ve siècle, il existait des esclaves blancs. Quand l’esclavage se répand dans l’Afrique Subsaharienne, vous dites que « la couleur de peau importait peu », mais dès l’ère portugaise elle « a servi à l’infériorisation ». Comment s’est fait ce basculement ?
Le basculement a lieu durant le VIIe, VIIIe et IXe siècle dans le monde arabo-musulman. A l’époque, le sud de l’Égypte, musulman, et la Nubie, chrétienne, se font la guerre mais ne parviennent pas à se conquérir l’un l’autre. Ils vont alors faire un accord. En échange de la paix, les Nubiens livrent aux Egyptiens 200 esclaves par an. Cet échange va durer jusqu’au XIVe siècle. C’est à ce moment-là que l’esclavage devient majoritairement noir. Dans le monde ancien, comme à Rome, les esclaves étaient blancs. Ils venaient d’Europe de l’Est et d’Eurasie. Le mot esclave, qui a été forgé au IIIe siècle, fait référence aux slaves et à la Slavonie. L’autre point déterminant a été la prise de Constantinople en 1453 par les arabo-musulmans. S’approvisionner à l’Est devenait alors plus difficile. C’est à ce moment-là que les portugais partent vers l’Afrique et remplacent les esclaves blancs par des noirs.
C’est à partir de ce moment que nait le racisme anti-noir ?
Oui, tout à fait. On croit encore, par exemple, que dans la Bible, la malédiction lancée par Noé à son plus jeune fils qui le surprend nu et ivre, était de devenir noir. La Bible ne dit jamais ça. C’est au VIIIe et IXe siècle, lorsque la traite des noirs se développe, que les musulmans inventent ce mythe qui va se renforcer au début du XIXe siècle. A tel point qu’il n’y pas si longtemps, dans les années 70, il était spécifié dans certains dictionnaires à l’article « race » que la noire avait été maudite dans la Bible. C’est une construction de justification. Au milieu du XVIIIe siècle, un scientifique invente le concept de « race » qui va largement se développer, si bien qu’à la fin du XIXe siècle, le credo scientifique est le suivant : l’humanité est composée de races inégales, une supérieure (les Blancs), l’autre inférieure (les Noirs). La colonisation va à son tour renforcer cette idée d’infériorité. Les colonisés sont considérés au mieux comme de grands enfants qu’il faut éduquer, au pire comme des animaux qu’il faut dresser. Cet héritage profondément raciste de la fin du XIXe fait éclore des théories racistes eugéniques dans la première moitié du XXe siècle. Ces théories qui vont engendrer, entre autre, le nazisme.
Comment se déroule la prise de conscience abolitionniste qui survient au cours du XVIIIe siècle ?
Il y a eu plusieurs éléments déclencheurs. En Angleterre en 1772, un esclave, maltraité par son maître, s’enfuit. L’affaire est portée en justice et un abolitionniste vigoureux, Granville Sharp, fait gagner l’esclave en prouvant qu’aucun texte en Grande-Bretagne ne légitime l’esclavage. En 1780, le capitaine d’un navire lance la cargaison noire par-dessus bord pour se faire rembourser auprès des assurances. L’événement est retentissant. Autre fait important : la reconstitution par un architecte de l’intérieur des bateaux négriers dans lesquels les esclaves étaient amassés comme des sardines. Ce schéma va être tiré à des milliers d’exemplaires et distribué en France au moment de la création de la Société des amis des noirs en 1789. Le mouvement que l’on appelait humanitariste apparaît. Peu à peu, le public occidental réalise ce que sont l’esclavage et la traite. Autre point très important : la révolte des Noirs de Saint-Domingue en 1792, qui va durer jusqu’en 1804 pour devenir la République d’Haïti, soit le premier Etat noir moderne. Il y a aussi bien évidemment d’autres facteurs. Au XIXe siècle, au sortir des guerres napoléoniennes, la Grande-Bretagne veut détruire la puissance économique française qui repose sur la traite atlantique et le commerce du sucre. Interdire la traite des Noirs, c’est s’assurer la domination maritime. L’abolition n’est pas juste une question humanitaire, elle concerne aussi la politique et l’économie. La révolution industrielle rentre également en jeu ici.
L’abolition ne marque pas vraiment la fin de l’esclavage, certains anciens esclaves sont maintenus dans les mêmes conditions de vie. Elle produit plutôt une forme d’esclavage déguisé ?
Lorsque l’esclavage est interdit dans les villes à partir de 1838, la plupart des esclaves restent sur les plantations. Théoriquement les indemnités de l’État que touchent leurs anciens maîtres pour avoir perdu leur esclave, doivent servir à les payer, ce qui n’est évidemment pas le cas, ou très peu. Ils restent dans une quasi-servitude. On invente à ce moment ce qu’on appelle « les travailleurs sous contrat » que l’on va chercher en Afrique et en Inde asiatique. On leur fait signer un contrat pour des séjours de trois ans, mais en réalité ils partent pour la vie puisqu’ils n’ont pas les moyens de payer leur voyage retour. Cela va poursuivre dans la deuxième moitié du XIXe siècle, où éclatent encore des scandales internationaux dans les années 1920 en particulier au Liberia qui est un centre de contrebande de travailleurs sous contrat.
En 1999, Christiane Taubira, député de Guyane à l’époque, défend une proposition de loi pour la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Le projet est adopté en 2001. Comment expliquez-vous qu’il aura fallu le début du XXIe siècle pour qu’une telle loi soit votée ?
Ce sont les grands tabous de l’histoire. Cela montre à quel point les gens, les acteurs et leurs descendants répugnent à se souvenir des moments désagréables. Cela s’est produit avec le régime de Vichy qui n’a été connu par le public que par l’entremise d’un historien américain dans les années 1970. C’est le même phénomène. Il a fallu attendre le réveil des Antillais et l’organisation d’une marche en 1998 à Paris, dont les Français blancs ne se sont d’ailleurs même pas aperçus. C’est eux qui sont à l’origine de la première proposition de Christiane Taubira en 1999, qui n’est passée qu’en 2001. La France était le deuxième Etat qui déclarait que l’esclavage était un crime contre l’humanité. C’est tout à fait surprenant de voir que ça n’apparaît qu’à ce moment-là. Au Brésil se produit le même mouvement avec les Brésiliens noirs, et une loi est votée en 2003. En 2001, lors du congrès de Bamako, des historiens militent pour que l’histoire de l’esclavage soit étudiée dans les sociétés africaines. C’est un mouvement mondial qui s’est produit seulement au début du XXIe siècle. Pourquoi si tardivement ? C’est un des mystères de l’histoire, c’est un déni généralisé et ça le reste encore beaucoup dans une partie de l’opinion.
A la lecture de votre livre, l’esclavage apparaît comme l’un des fondements de l’humanité.
Absolument. Mettre en esclavage les êtres humains, c’est probablement le premier outil utilisé pour développer un morceau de terre. Ce que l’on sait moins, c’est que les indemnités payées aux planteurs, au moment de l’abolition, ont participé au développement industriel. Une somme qui équivaut à l’argent que le gouvernement britannique a investi pour sauver les banques en 2008. Ces planteurs, qui avaient bien compris que la grande richesse se jouait désormais dans la révolution industrielle, ont investi dans la finance, dans l’industrie, dans le commerce international. La suppression de l’esclavage a contribué d’une certaine façon à l’enrichissement d’un certain nombre d’hommes d’affaires.
Pensez-vous que l’éducation nationale a sa part à jouer dans cette histoire?
Oui, c’est fondamental. Si tout ce que je raconte dans le livre paraît si nouveau c’est bien parce que ça n’a jamais été enseigné. J’ai essayé de faire un livre grand public qui puisse servir aux professeurs. C’est un déficit de savoir et ça n’est plus admissible de faire l’impasse sur ces questions.
Propos recueillis par Marilou Duponchel
Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècle, éditions Albin Michel, 2018
{"type":"Banniere-Basse"}