Quinze ans après “La Horde du Contrevent”, l’écrivain lyonnais publie “Les Furtifs”, un roman de science-fiction sur les très actuelles dérives sécuritaires de nos sociétés. Son œuvre, où se mêlent éthique, politique et inventions formelles, est devenue une référence pour toute une génération.
Pendant longtemps, Alain Damasio est resté une énigme. Devenu central dans le paysage de la science-fiction française avec la parution de La Horde du Contrevent (La Volte, 2004), qui s’est écoulé à 240 000 exemplaires dans son édition de poche, et dont les ventes augmentent chaque année grâce à un bouche-à-oreille exceptionnel, il semblait se terrer dans des interstices, à l’abri de l’agitation du monde citadin et des yeux scrutateurs du panoptique numérique.
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Il a su entretenir le mythe. En marge de ses deux seuls romans publiés en vingt-cinq ans, on glane peu d’informations sur lui. Il prend même un malin plaisir à brouiller les pistes.
“Alain Damasio se contrefout des fiches biographiques. Il est né quelque part, un beau jour. A Lyon ? En 1969 ? Si vous voulez, si ça vous aide à fixer. On le compare à un bonze rigolo, à un Bisounours auquel on aurait vissé un cerveau et des poings. Lui se rêve furtif et flou. Flou à lier ? Il essaie”, lit-on au revers de La Zone du Dehors, son premier roman (paru en 1999 aux éditions Cylibris, et à La Volte en 2007 – une maison d’édition fondée par son ami Mathias Echenay, au départ dans le seul but de publier La Horde…).
Comme ses personnages, Damasio échappe aux radars. Il frappe un grand coup, de manière sporadique, et retourne à l’anonymat
Cette attitude réfractaire à toute identification, a fortiori au fichage, correspond bien à son univers. La Zone du Dehors est un brûlot politique. Il y décrit la résistance d’un groupe d’insurgés, en 2084, réunis dans un collectif (La Volte) qui ourdit un soulèvement contre la société totalitaire qui les opprime. Malgré cette mise à distance temporelle, les coups de griffe de l’auteur ont vocation à éventrer le temps présent, sa dérive sécuritaire et la perte insensible de liberté.
Comme ses personnages, Damasio échappe aux radars. Il frappe un grand coup, de manière sporadique, avec ses livres coups de poing, et retourne à l’anonymat. Subversif et imperceptible, donc, même s’il coorganise ouvertement début 2018 une journée de débats à la Bourse du travail de Paris sous le titre : “Tout le monde déteste le travail”. Paradoxalement, la publication très attendue de son nouveau roman, Les Furtifs, ouvre une brèche dans son système de défense.
Une geste politique autant que littéraire
Quinze ans après La Horde du Contrevent, son chef-d’œuvre récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire 2006 – dont le tome 2 est prévu depuis l’origine, mais est encore à l’état de projet –, sa figure se fait plus nette. Il se découvre même volontairement, en accompagnant médiatiquement son geste littéraire qui est aussi – encore une fois – un geste politique :
Les Furtifs raconte la découverte par les hommes en 2040, dans une société autoritaire et économiquement ultralibérale, d’une espèce à la source du vivant jusque-là passée inaperçue, et la lutte acharnée de militants écolos insurrectionnels pour les sauver.
On s’imaginait un ermite hermétique et farouche. De fait, Alain Damasio n’a toujours pas de téléphone portable, par mépris pour la géolocalisation, ce qui le handicape un peu : “J’adorerais utiliser une trottinette électrique, mais je ne peux pas !” C’est pourtant un personnage énergique, enthousiaste et avenant que nous rencontrons.
Les yeux clairs et rieurs – et écarquillés, car il est curieux de savoir comment son livre est reçu –, Alain Damasio se confie sur l’attention qu’il suscite chez un public qui voit en lui une sorte de guide spirituel : “Je suis content d’avoir un espace de parole et d’écoute où je peux véhiculer des valeurs, contre la dévitalisation, pour le vivant.
Ce qui est flippant, c’est qu’on commence à me reconnaître dans la rue. J’aime bien traverser la ville comme un couteau, sans qu’on me voie. Savoir que je peux être regardé, ce côté panoptique, c’est un peu angoissant.”
Blocs d’isolement
Après quatorze ans de silence romanesque – qui n’est pas un silence créatif, puisqu’il a écrit des nouvelles, des pièces de théâtre, produit des jeux vidéo ou encore une création sonore en ligne (Fragments hackés d’un futur qui résiste) –, son lectorat a pris son mal en patience. Pourquoi a-t-il autant flâné en chemin ?
“C’est un peu déprimant, sourit-il, désolé. Mes premières notes sur Les Furtifs dans mes cahiers datent de novembre 2004, juste après La Horde. J’avais déjà l’idée clé : ‘l’angle mort est leur lieu de vie.’ C’est une sorte de mantra qui porte le livre. Il a été fait par blocs d’isolement. J’ai eu deux gamines de manière très rapprochée, qui ont aujourd’hui 8 et 11 ans. Il a fallu le temps qu’elles deviennent assez grandes pour que je puisse m’isoler en montagne ou en Corse pour écrire.”
Isolement, du latin isola, l’île. L’étymologie du mot est bien connue de ceux qui sont initiés à l’univers damasiesque. Ils l’ont apprise sur Bora vocal, le premier véritable morceau de l’artiste electro Rone (Erwan Castex de son vrai nom). Sur ce titre à mi-chemin entre electronica, house et techno, Alain Damasio se parle à lui-même et s’admoneste :
“Alain, La Horde du Contrevent tu la réussiras uniquement si tu t’isoles ! Si tu t’isoles, quoi. Tu comprends ce que ça veut dire ‘isoles’? Isola, l’île quoi.” Rone a 19 ans et sort tout juste d’une école de cinéma quand, au début des années 2000, Ludovic Duprez, un artiste plasticien, lui propose de travailler à un projet ambitieux : adapter La Zone du Dehors en film.
“C’est un des plus beaux souvenirs de ma vie, même si c’était un peu fou, relate Rone. Alain y croyait, il venait nous voir, c’est devenu un ami. C’était hyperenrichissant, c’était comme rencontrer un grand frère.” La lecture de La Zone du Dehors ne le laisse pas insensible : “J’ai pris une claque avec ce livre, qui m’a ouvert le crâne à un moment où je me posais plein de questions. Je m’y suis reconnu, ça m’a ouvert à la philosophie de Deleuze, de Foucault. Il m’a fait grandir.”
Il ne s’attendait pas à rencontrer un personnage aussi “humainement génial” : “Il décrit des choses terrifiantes, mais c’est quelqu’un de souriant, qui déborde d’énergie. On l’appelait ‘le nounours plein de miel’. A chaque fois que je le vois, je repars avec plus de niaque dans ma démarche.” Dans la cave de Sycomore Productions, à Paris, où le film se construit (il restera inachevé), Damasio surprend quelques fois Rone en train de composer.
Damasio rockstar
Un jour, celui-ci tombe sur les cassettes que l’écrivain avait enregistrées en Corse quand il écrivait La Horde du Contrevent, dans l’autarcie la plus totale. C’est ainsi que naît Bora vocal, édité par In Finé, qui lance la carrière de Rone. “Ça a été une intuition démente, souligne Damasio. Il le joue tout le temps en live maintenant. Il déplace la voix, l’écartèle, ajoute des boucles : c’est génial.”
Ensemble, ils reprennent régulièrement le morceau en concert (et on nous souffle qu’un single secret est en préparation). A la Philharmonie de Paris, en janvier 2018, Alain Damasio débarque sur scène en rockstar aux premières notes du morceau devenu culte. Les furtifs s’y invitent déjà, subrepticement : “La furtivité, nous la réussirons uniquement si on s’immole ! Tu sais ce que ça veut dire, immole ? Mola, le sacrifice, le feu !”, énonce l’écrivain, en transe.
Pendant sept minutes, Damasio se livre à une débauche d’énergie pure, cathartique, jusqu’à s’en luxer l’épaule. La salle en est retournée. C’est cette même puissance de vie qu’il transmet dans ses livres, et qui marque ses lecteurs au fer rouge. “Comme toute œuvre d’art un peu digne de ce nom, le livre est un transformateur d’énergie. J’adore le groupe punk The Distillers pour ça. Le rock de manière générale fonctionne ainsi”, théorise-t-il.
Alain Damasio est venu à l’écriture porté par un élan de rage qui semble ne jamais l’avoir quitté. Né à Saint-Genis-Laval, dans la banlieue lyonnaise, d’un père carrossier et d’une mère prof d’anglais, il est passionné de foot pendant son adolescence. Au Cascol Club, il est milieu défensif, et compte bien en faire son métier.
“La Zone du Dehors”, premier manifeste
Il dérive pourtant de cette trajectoire en suivant une prépa HEC, qui le conduit à intégrer une grande école de commerce, l’Essec. Mais l’idéologie de la réussite, du profit et de l’exploitation le fait disjoncter. L’ascenseur social a des faux airs de cage à ses yeux :
“J’avais un sentiment de mal-être. Je me suis pris la reproduction sociale de Bourdieu dans la gueule. Autour de moi il n’y avait que des gens dont les parents avaient déjà fait cette école, des enfants de ministres ou d’avocats d’affaires. Pour eux, on était là pour maximiser les profits des entreprises. On ne discutait jamais du capitalisme. J’ai choisi le cours sur les ressources humaines en espérant que ce soit mieux, mais on nous apprenait comment payer les gens au minimum, tout en les motivant au maximum ! J’ai écrit La Zone à cause de ça.”
Membre éphémère du Parti humaniste (de tendance altermondialiste), ce renégat du consulting a mis toute sa colère politique dans ce livre, dont la forme romanesque n’ampute en rien sa dimension de manifeste. “La Zone du Dehors est une réponse à la question : comment se révolter ?”, résume Rone.
“J’étais comme les Julien Coupat, les Mathieu Burnel (mis en cause dans l’affaire dite de Tarnac, réputés proches du Comité invisible, qu’il connaît personnellement depuis quelques années – ndlr) : un intello sans point de débouché, et qui dans sa révolte fait un livre”, complète Damasio.
“Conceptuellement, c’est l’idée que le régime de contrôle s’est déployé infiniment plus que ce que Deleuze avait prévu en 1990”
Les Furtifs est un condensé de ce qu’il y a de meilleur dans La Zone… et dans La Horde du Contrevent. Au premier, il emprunte la fureur “volutionnaire” actualisée par les enjeux écologiques, l’émergence des Zones à défendre (ZAD) et la généralisation du système de surveillance.
“Conceptuellement, c’est l’idée que le régime de contrôle s’est déployé infiniment plus que ce que Deleuze avait prévu en 1990, ou que moi-même j’avais essayé de le prévoir dans La Zone. Nous sommes entrés dans un régime de traces, avec l’arrivée du big data et des objets connectés.
Cet assemblage du régime de contrôle et du numérique produit des effets de surveillance colossaux, un tissage beaucoup plus dense qu’auparavant. Je me suis demandé : quelle serait la position de vie, éthique et de combat pour répondre à ce régime ? Quel est l’envers du régime de la trace ? C’est comme ça que j’ai bâti l’idée de furtivité.”
Au second, il emprunte la philosophie du vent et la narration multiple. Dans La Horde, vingt-trois personnages sont symbolisés par des glyphes qui introduisent chaque paragraphe. Ici, les personnages sont symbolisés par la typographie, qui évolue aussi en fonction de l’intensité du moment.
Esther Szac, 24 ans, tout juste sortie de l’Ecole Estienne, s’est occupée de la partie visuelle. Son arrivée dans le projet des Furtifs n’est pas due au hasard. Depuis 2012, elle a, tatoués dans le dos, les vingt-trois glyphes de La Horde, une lecture qui l’a transformée.
“Je n’ai jamais aimé la SF, mais La Horde m’a touchée par sa poétique, sa philosophie, sa technique linguistique, la multiplicité des voix…”, énumère-t-elle, précisant qu’autour d’elle, l’influence de Damasio est “immense”. Avec Les Furtifs, il souhaite aller plus loin dans l’usage de la forme même du livre : “Tout est mis au service de ce qu’il veut raconter, insiste Esther. Chaque personnage a un vocabulaire de signes typographiques qui donne un impact visuel à chaque caractère. L’idée est que le lecteur ressente, plus qu’il ne comprenne.”
Présent Hypertrophié
Damasio lui-même n’est pas particulièrement féru de science-fiction – il préfère se replonger régulièrement dans Deleuze, Nietzsche et Foucault, sa sainte trinité. Il a grandi en se nourrissant de BD qui peuplaient la bibliothèque de son père – Thorgal, Le Vagabond des Limbes, Strange (un magazine de BD qui publiait les comics américains de Marvel et DC), et lit généralement peu de romans. Tout juste cite-t-il en exemple Les Racines du mal de Dantec (“avant qu’il parte en vrille”).
Il leur préfère des essais, comme ceux de Baptiste Morizot, philosophe du vivant spécialiste du loup, avec qui il a pisté l’animal dans le Jabron, au sud du Verdon, et qui inspire le personnage de Varech. D’ailleurs, il revendique la proximité de l’univers des Furtifs avec le nôtre : “J’ai fixé la date à 2040, mais pour moi c’est du présent hypertrophié, pas plus que ça.”
Les Furtifs est un texte d’émancipation, en défense du vivant et contre la vision pessimiste de “l’idéologie de l’effondrement” – “Cette écologie que j’appelle parareligieuse, et qui me gave beaucoup”, souffle l’auteur. Parmi ses références, il cite aussi Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, dont il connaît des passages par cœur. Un texte lumineux, et le testament de son auteur, qui s’est suicidé en 1954.
Il l’a découvert grâce à une amie, Marilou, à qui son nouveau roman est dédié dans les dernières pages. C’est elle qui avait fait circuler ses cassettes jusqu’à Rone. “C’était une figure de la Volte – une des premières ‘voltées’. Elle était magnifique, rayonnante, avec ce côté rock, cette énergie vitale fabuleuse. Elle est entrée dans une forme de dépression chronique, avec des sorties parfois. Ça a duré quatre ans, et elle s’est jetée du haut des arènes de Nîmes. Elle avait 27 ans, à la Kurt Cobain.” Damasio soupire, s’arrête un moment. Un furtif passe.
Les Furtifs (La Volte), 650 p., 25 €
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