La toute première version de “La Recherche”, sur laquelle travailla Marcel Proust dès 1908, est enfin publiée. Ce document exceptionnel et émouvant, conservé par l’éditeur Bernard de Fallois jusqu’à sa mort en 2018, est l’occasion de rappeler ce qu’il advint des manuscrits et objets de Proust après sa disparition.
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S’il y a un écrivain qui a écrit sur sa mère, c’est Marcel Proust. Dans le même numéro des Inrocks se rencontrent deux écrivains, deux mères, deux projets, à plus d’un siècle de distance entre eux, qui semblent aux antipodes : chez Edouard Louis, une femme au foyer de la classe prolétaire (lire pp. 8-20) ; chez Proust, “Maman” (qu’il écrit avec un M majuscule), une mère Belle Epoque et élégante, adulée par son fils qui espère amoureusement, fébrilement, qu’elle montera l’embrasser dans sa chambre… alors qu’elle s’attarde avec ses invité·es.
Cette torture de l’attente du baiser maternel figurait déjà dans la toute première et la plus ancienne version – ou esquisse – de La Recherche, écrite par Proust en 1908 et qui paraît enfin aujourd’hui, trois ans après la mort de celui qui la gardait cachée, l’éditeur Bernard de Fallois.
“La scène du baiser maternel le soir est sans doute l’une des scènes les plus reprises par Proust. Je dirais qu’il a écrit une dizaine de versions de cette scène, entre 1895 et 1913, mais toutes n’ont pas la même extension”, explique Nathalie Mauriac Dyer, qu’il faut saluer pour son travail d’édition extrêmement précis de ce texte inédit chez Gallimard.
Un graal littéraire enfin publié
Titré Les Soixante-Quinze Feuillets, car ainsi désigné par Bernard de Fallois dans sa préface à Contre Sainte-Beuve en 1954. Cet ensemble de feuillets se trouvait dans les cartons de documents appartenant à Marcel Proust que lui avait remis la nièce de ce dernier, Suzy Mante-Proust, par l’entremise d’André Maurois en 1950, pour que le jeune Fallois, 24 ans alors, l’aide à les classer mais aussi s’en serve pour écrire une thèse sur l’auteur de La Recherche, thèse qu’il ne terminera pas. Gallimard publie aujourd’hui, enfin, ce graal littéraire, que les chercheur·euses et les passionné·es de Proust désespéraient de pouvoir lire un jour.
Les six “chapitres” de cette esquisse qui peut se lire comme un court roman, une Recherche hyper-condensée, accélérée, sont publiés dans l’ordre des chemises qui les contenaient, et les titres qui leur sont donnés a posteriori sont inspirés des thèmes que chacun de ces jeux de feuillets aborde : “Une soirée à la campagne”, “Le Côté de Villebon et le Côté de Méséglise”, “Séjour au bord de la mer”, “Jeunes Filles”, “Noms nobles” et, enfin, “Venise”. Thèmes, paragraphes, phrases qui seront développés dans l’œuvre achevée.
“L’aspect autobiographique est beaucoup plus marqué dans Les Soixante-Quinze Feuillets, précise Nathalie Mauriac Dyer, on y trouve les prénoms de la mère et de la grand-mère de Proust (qu’il effacera ensuite). Dans “Une soirée à la campagne”, au moment du drame du coucher, le narrateur évoque la mort de sa mère. Cela sera totalement supprimé. Dans La Recherche, la mort de la mère n’est jamais évoquée directement, contrairement à celle de la grand-mère, et beaucoup plus tard dans le récit, dans Le Côté de Guermantes.” La scène du baiser est à nouveau reprise, retravaillée, dans les autres inédits présents dans cette édition à la suite des Soixante-Quinze Feuillets, textes écrits dans des cahiers retrouvés, eux aussi, dans les archives de l’éditeur Bernard de Fallois en 2018.
“Proust commence à écrire dans des cahiers d’écolier après Les Soixante-Quinze Feuillets, quand il développe diverses pistes pour le Contre Sainte-Beuve. C’est dans un cahier qu’il recycle une bonne partie des Soixante-Quinze Feuillets, en 1909. Il existe aujourd’hui à la BnF une bonne centaine de cahiers manuscrits de Proust, qui couvrent la genèse de l’ensemble de La Recherche (entre 1908 et 1922, sans interruption).” Il lui faudra cinq ans pour écrire Du côté de chez Swann, puis neuf pour terminer toute La Recherche avant de s’éteindre en 1922.
Les moments importants de l’œuvre à venir
Si l’on célébrera les 100 ans de la mort de Proust l’année prochaine – et si l’on a célébré le centenaire du prix Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs en 2019 –, 2021 marque le 150e anniversaire de la naissance de l’écrivain avec une renaissance, ou plutôt une sorte de naissance inversée : c’est longtemps après avoir découvert La Recherche que nous découvrirons son début, sa matrice, voire son ossature. Un texte qui contient les moments importants de l’œuvre à venir, peut-être les points qui importaient le plus à l’écrivain, puisque ce sont eux qu’il a d’abord pensé à travailler.
“Une soirée à la campagne” met en scène la grand-mère de Proust dans le jardin de la maison à la campagne, et la scène du baiser maternel du soir apparaît, compliquée par la présence d’un invité, monsieur de Bretteville, dont se moquera la grand-mère, mais que défend l’oncle… Dans La Recherche, ces deux personnages masculins “morpheront” pour devenir Swann ; les côtés qui forment comme deux mondes impénétrables l’un par l’autre sont déjà présents dans “Le Côté de Villebon et le Côté de Méséglise”, où le côté de Guermantes porte alors le nom de Villebon, “un nom de la région d’Illiers, d’où était originaire le père de Proust”, précise Nathalie Mauriac Dyer.
“On trouve des scènes qui se retrouveront dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs : les excentricités de la grand-mère qui ouvre la baie vitrée de la salle à manger au mépris des invités, l’évocation d’une douairière qui se protège du contact du monde derrière sa domesticité (elle n’a pas encore de nom, et deviendra la marquise de Villeparisis), celle d’un groupe d’amis qui vivent en autarcie (ils deviendront ‘la petite société des quatre amis’), un premier crayon des arbres d’Hudimesnil, la toute première apparition de la bande des ‘fillettes’ sur la plage, et les efforts comiques du narrateur pour arriver à leur être présenté, avec l’aide d’un intermédiaire (qui deviendra le peintre Elstir). Enfin, on trouve une ébauche de la poésie des “noms nobles” (passage déjà publié par Fallois en 1954, dans Contre Sainte-Beuve), qui annonce Le Côté de Guermantes, et la toute première version du séjour à Venise (placé in fine dans Albertine disparue), où l’on rencontre fréquemment le nom de John Ruskin, qui avait beaucoup influencé Proust.”
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Et puis l’on retrouve aussi, déjà mûre, la musique des longues phrases qui semblent ne s’adresser qu’à soi – Proust a ce don, comme peu d’écrivain·es, de nous donner l’illusion de tisser une intimité avec son·sa lecteur·trice, de faire de sa prose le miroir de l’intimité de ce·cette dernier·ière, de ses propres chagrins, de ses propres jalousies… Là encore, déjà présente, la magie opère.
Un sentiment de réminiscence
De la poésie de cette veuve richissime qui envoie ses gens tout régler à l’avance dans les hôtels où elle va résider, qui reconstitue le décor de sa chambre dans ses chambres d’hôtel, qui s’y cache de crainte d’être rejetée par les inconnu·es qu’elle pourrait croiser, et qui passera ainsi à côté de la vie à force de l’éviter, à la drôlerie des lettres de la grand-mère devenues incompréhensibles parce que entièrement codées, en passant par la douleur de l’attente de l’enfant le soir, dans une chambre hostile, préfigurant la quête désespérée de l’amour et les jalousies à venir, c’est Proust tel qu’on le connaît et qu’on l’aime qui sort tout droit de ces pages.
On oublie donc vite – à tort ? – que Proust lui-même n’avait pas jugé bon de les publier, avait tenu à les retravailler inlassablement, et l’on s’immerge dans ces chapitres, puis leur réécriture, qui contiennent déjà le motif – ici, la biscotte trempée dans du thé et non la madeleine – qui deviendra la clé de toute l’œuvre, son leitmotiv : la réminiscence. Non pas avec une impression de déjà-lu, mais avec un sentiment, tellement proustien, de réminiscence aussi : Les Soixante-Quinze Feuillets fait surgir en nous le souvenir automatique de toute La Recherche…
Si Proust s’essaie à l’écriture avec Jean Santeuil (qu’il abandonnera en 1899 et ne souhaitait pas voir publié), s’il se remet à l’écriture en 1908 avec ces soixante-quinze feuillets et les cahiers de “reprises”, comme autant de tentatives avortées ou de tentacules en cours d’une œuvre qui sera elle aussi tentaculaire, “le roman n’existera vraiment, écrit Jean-Yves Tadié, le biographe de Marcel Proust, dans la préface de ces Feuillets, que lorsque Proust aura fait de la mémoire involontaire non seulement un événement psychologique capital mais le principe organisateur du récit, c’est-à-dire le jour où il a imaginé d’écrire que tout Combray était sorti d’une tasse de thé”.
Il aura donc fallu attendre la mort de Bernard de Fallois pour que ces feuillets – ainsi que d’autres manuscrits et documents – soient publiés, mais surtout rejoignent enfin leur juste place : le fonds Proust à la Bibliothèque nationale de France, que nous pouvons désormais tous·tes consulter. Alors que Gallimard annonçait la parution de cet inédit il y a deux mois, les Editions de Fallois, qui avaient publié en 2019 d’autres inédits de Proust – sous le titre Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites – également retrouvés dans des boîtes chez Bernard de Fallois, ont immédiatement communiqué : “En des temps pas si lointains, Proust n’occupait qu’un rang modeste dans la hiérarchie germanopratine […]. Si l’on est rapidement sorti au début des années 1950 de cet état d’obscurantisme, Bernard de Fallois y est pour beaucoup.”
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Pourtant, les questions demeurent : pourquoi Fallois, proche de Roger Nimier, éditeur de Joël Dicker, surnommé par Nathalie Mauriac Dyer le “proustien capital”, a-t-il décidé de conserver jusqu’à sa mort pour son usage personnel ces originaux d’une valeur historique et littéraire exceptionnelle ? Et pourquoi a-t-il décidé, de son propre chef, de publier Jean Santeuil (1952), ou certains des textes des soixante-quinze feuillets (et pas d’autres) dans Contre Sainte-Beuve en 1954 ?
“J’ai souvent entendu parler de Bernard de Fallois, mais ne l’ai jamais rencontré, et ne saurais vous dire les raisons de sa rétention, nous répond l’écrivain Claude Arnaud, biographe de Jean Cocteau et auteur du très beau Proust contre Cocteau. Mais je pense qu’être le maître d’œuvre de deux livres signés Proust, mais aussi et peut-être surtout être l’inventeur du Contre Sainte-Beuve – qui est un recueil totalement disparate de brouillons et de textes de nature aussi bien critique que romanesque, et que Proust n’aurait jamais assumé comme tel (Jean Santeuil était au moins issu de sa volonté, même si le résultat l’avait déçu) –, a dû combler son ambition d’éditeur. Je ne vois pas d’autre cas de prise de pouvoir aussi frappant sur un auteur de ce gabarit.”
L’autre critique du geste de Bernard de Fallois provient d’un autre “proustien capital”, lui aussi possesseur de manuscrits, documents et objets ayant appartenu à Proust. Avant sa mort en 2000, à presque 98 ans, le bibliophile Jacques Guérin confiait à la revue Genesis : “Jean Santeuil est une œuvre que je réprouve complètement. Les écrivains doivent détruire ce qu’ils n’aiment pas. Proust détestait Jean Santeuil, il devait le détruire. Au lieu de cela, on en a fait de l’argent, et on en a fait un livre inutile, la révélation d’un secret qui aurait dû le rester.”
“Sauver de la dispersion cet ensemble unique”
Le destin des manuscrits, documents, lettres, livres dédicacés et objets de Marcel Proust est, à lui seul, un roman. L’Italienne Lorenza Foschini a commencé à le raconter dans un beau récit, Le Manteau de Proust, à travers l’histoire de la fameuse “pelisse” gris anthracite doublée de fourrure noire que portait l’écrivain, à présent conservée au musée Carnavalet. C’est le costumier de Visconti qui, le premier, l’avait intriguée en lui parlant du manteau.
“En 1971, Jacques Guérin avait rencontré Luchino Visconti lors d’un dîner chez Liliane de Rothschild et l’avait trouvé assez déplaisant, se souvient le journaliste italien Carlo Jansiti, qui fut l’ami de Jacques Guérin et travaille à l’écriture de sa biographie. Le cinéaste était venu effectuer des repérages à Paris dans l’espoir de porter à l’écran La Recherche, film “impossible” qu’il ne réalisa jamais. Quelques jours après ce dîner, Guérin reçut à Puteaux, dans son usine de parfums d’Orsay qu’il dirigeait depuis 1936, Piero Tosi, le costumier de Visconti, accompagné de ses assistants. Jacques avait précieusement conservé, dans l’un de ses bureaux, le mobilier de la chambre de Proust, qu’il avait acquis avant la guerre, grâce à des circonstances romanesques, auprès de Marthe Dubois-Amiot, la veuve du docteur Robert Proust, frère de l’écrivain.
Il possédait le lit de cuivre, encore orné de sa parementure de satin bleu, ce lit dans lequel Proust écrivit toute son œuvre et dans lequel il mourut, maints objets ayant appartenu à l’écrivain : sa canne garnie d’une virole en or avec les initiales M.P., don du duc d’Albufera, un jade offert par Anna de Noailles, et même son célèbre manteau, une pelisse de fausse loutre dont il manquait les boutons, que Guérin conservait telle une relique. Il se mit en colère lorsque l’un des assistants de Tosi osa endosser le manteau de Proust sans aucun égard !”
Personnage romanesque comme issu de La Recherche, né en 1902, homosexuel et juif, qui sera proche de Jean Genet et Violette Leduc, Jacques Guérin lit Proust très jeune et vouera toute sa vie une passion à cette œuvre, doublée d’une passion pour la bibliophilie. En 1929, après avoir été opéré de l’appendicite par le docteur Robert Proust, Guérin découvre chez ce dernier une grande bibliothèque noire et un bureau en bois noir Napoléon III : les meubles de la chambre de Marcel. C’est après la mort de Robert, en 1935, qu’il va acquérir manuscrits, objets et mobilier, les sauvant in extremis de la destruction ou de la perte.
“Il n’y avait guère de fétichisme dans sa passion pour Proust. Il voulut simplement sauver de la dispersion cet ensemble unique. C’est pourquoi il offrit, en 1973, tous ces souvenirs au musée Carnavalet avec la seule obligation de reconstituer la chambre de Marcel Proust, raconte Carlo Jansiti. D’après son témoignage, après la mort de Proust, la famille brûla pendant plusieurs jours, dans la cour de l’immeuble du 2, avenue Hoche, où habitait le frère de l’écrivain, beaucoup de papiers ayant appartenu à Proust, probablement des écrits et des correspondances jugés trop intimes. On avait également arraché un nombre considérable de dédicaces de livres offerts à l’auteur de La Recherche.
Jacques avait réussi à acquérir, auprès de Marthe Dubois-Amiot, des cahiers manuscrits, des épreuves corrigées, des photographies, des brouillons de lettres non envoyées, des lettres reçues et quelques volumes dédicacés. Il fréquenta la belle-sœur de Proust jusqu’à sa mort en 1953. Madame Robert Proust l’intéressait comme l’un des témoins de la vie d’un génie. Jacques rendait souvent visite à madame Proust et l’invitait à dîner chez Ledoyen dans l’espoir de recevoir des confidences sur Marcel Proust. Marthe et sa fille Suzy, nièce de l’écrivain, ne s’entendaient pas du tout. Aux dires de Guérin, celle-ci avait même porté plainte contre sa mère pour détournement d’argent et de manuscrits ou objets de Proust.”
“Nous ne possédons rien. Nous sommes les détenteurs provisoires de livres, de manuscrits, de pensées même”
Suzy Mante-Proust faisait confiance à Bernard de Fallois, qui publia ou garda pour lui les précieux documents quand Jacques Guérin, lui, fit don en partie et vendit en partie les manuscrits à la BnF en 1983, ce qui constitua les treize “Cahiers Guérin”. Deux sauveurs, en quelque sorte, de l’histoire de La Recherche, mais deux façons radicalement différentes d’aimer une œuvre et un auteur. “Nous ne possédons rien. Nous sommes les détenteurs provisoires de livres, de manuscrits, de pensées même, confiait Guérin en 2000. Ce qu’il faut, c’est les transmettre.”
Les Soixante-Quinze Feuillets et autres manuscrits inédits (Gallimard), édition de Nathalie Mauriac Dyer, préface de Jean-Yves Tadié, 384 p., 21 €
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