Ignorée en Amérique, culte en France, la géniale Laura Kasischke revisite le roman noir pour affirmer son obsession : toute vie se fonde sur la mort. Frissons gothiques garantis.
Avec ce roman, Laura Kasischke va confirmer ce dont on se doutait déjà : étrangement négligée dans son pays, elle est l’un des meilleurs écrivains américains du moment. Culte pour les lecteurs français dès son premier roman, A Suspicious River, cette grande romancière du bizarre revient menacer le réel en revisitant deux genres typiquement américains : le roman noir et le campus novel, relookés ici en conte gothique, farce métaphysique, constat d’une jeunesse en perdition, rompue au cynisme d’une société capable d’attaquer l’Irak à l’aide de mensonges…
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C’était déjà le propos de son puissant A moi pour toujours, décliné de façon encore plus effrayante dans La Couronne verte. Sauf qu’irréductible à un thème sociétal, il y a quelque chose de génialement pervers chez elle à s’emparer d’un genre mainstream – le thriller, disons – pour mettre une ultime fois en scène son véritable sujet : que toute vie n’est qu’une fiction, écrite en palimpseste pour camoufler la mort.
Une mort bizarre au centre du roman
Si chacun de ses romans est une cérémonie sacrificielle, c’est avec Les Revenants qu’elle va se confronter à la mort le plus directement. Le roman s’ouvre d’emblée sur un accident qui va le modeler jusqu’à la dernière page : Shelly, une prof de fac, découvre une voiture accidentée et, à côté, deux jeunes corps, ceux de la jolie Nicole et de son amoureux, Craig, encore vivants… Pourtant, plus tard, on apprendra que Nicole en est morte, tellement défigurée que même sa famille ne pouvait la reconnaître.
C’est autour de cette mort bizarre que va tournoyer tout le roman, ses intrigues, ses personnages, passant tour à tour, dans un mouvement circulaire de manège infernal, d’étrangetés en révélations. Car Nicole semble revenir hanter le campus. La sororité, les Omega Thêta Tau, à laquelle elle appartenait se livre à des cultes étranges, comme celui de la « renaissance » (faire perdre connaissance à une jeune fille puis la ramener à la vie). Craig, le survivant de l’accident, et son meilleur ami, Perry, vont être harcelés par ces filles, qui leur reprochent la mort de leur « soeur ».
Enfin, vont être mêlées à toute l’affaire deux professeurs du campus : Shelly, parce qu’elle a vu l’accident et pourrait témoigner de certains faits gênants, et Mira, qui enseigne tout ce qui a trait aux croyances entourant la mort. Chacune d’elles, sans jamais se rencontrer, va mener l’enquête… Shelly, lesbienne, ne parvient jamais à installer une histoire d’amour ; Mira est mariée et a deux enfants mais son mari la plaque ; Craig et Perry, mal remis de la disparition de Nicole, resteront célibataires.
Si Les Revenants suinte la solitude, c’est avant tout d’une solitude métaphysique qu’il s’agit : parce que la vérité échappe à ces protagonistes, parce qu’ils en sont sans cesse exclus, n’appartiennent pas au groupe qui « sait » ou qui se ficherait de savoir. Ils naviguent dans ces limbes réservées aux vivants, entre savoir et non-savoir, ignorance et doutes au sujet de la mort. Car il y a toujours une vérité cachée dans les romans de Laura Kasischke, généralement celle d’un sacrifice humain pour que d’autres puissent rester en vie, qui revient moins sous forme de symptôme que de menace constante pour les survivants. Tôt ou tard, ils devront payer leur ignorance du meurtre ou du mensonge sur lequel se fonde leur vie.
Comme si, chez Kasischke, la narration d’une existence ne pouvait s’écrire que sur le récit d’une mort, que l’une et l’autre s’enchevêtrent jusqu’à ce que la dernière prenne le dessus. Si, dans ses précédents romans, Un oiseau blanc dans le blizzard, La Vie devant ses yeux, A moi pour toujours ou Rêves de garçons, cette vérité surgissait malgré les humains, elle n’advient dans Les Revenants qu’au terme d’une enquête. C’est le grand changement romanesque de Kasischke : une volonté de savoir, à ses risques et périls. Shelly, parce qu’elle veut comprendre qui est réellement sa jeune maîtresse, Josy, qui appartient à la même sororité que la défunte Nicole ; et Mira, parce que mal remise de l’ambivalence d’une scène fondatrice dans son enfance :
« Elle eut le souffle coupé quand sa mère se retourna, paraissant moins recevoir ette lumière qu’en être la source, debout au centre de la réserve directement sous l’ampoule nue, vêtue de ce que Mira prit d’abord pour une sorte d’aube blanche, qu’elle n’avait jamais vue et qui était faite de plumes, comme des ailes géantes repliées autour du corps, les yeux clos mais les lèvres et joues fardées d’un rouge criard (…). Sa peau paraissait humide, couverte d’un film de rosée ou de transpiration, et la fillette eut la nette impression que sa mère venait d’éclore ou bien qu’elle revenait d’entre les morts. »
Qui sont les autres : nos parents qui nous transmettent en premier lieu l’ambiguïté de leur intimité ; nos proches qui nous trompent ; notre entourage qui nous ment ? Et qu’est-ce que le réel, corrompu si facilement par le surnaturel ? Les Revenants s’impose comme le grand roman paranoïaque de Laura Kasischke, le concentré de tout ce qui se jouait jusque-là en sourdine dans son oeuvre. Personne n’est innocent, et sûrement pas ceux qui s’affichent comme tels, à l’instar de cette sororité de filles blondes aux ongles peints en rose nacré, qui se prétendent vierges mais baisent avec tout le monde, trahissent, trompent et tuent.
Ecrire, pour Kasischke, tient moins dans une construction que dans une déconstruction : démonter le récit des vivants, qu’on l’appelle mensonge ou illusion, pour faire apparaître la narration des morts – la faire, en somme, « revenir ». Il n’y a pas plusieurs revenants dans les romans de Kasischke, mais un seul : l’écriture, qui broie sur son passage ces faux-semblants qui nous font vivre.
Nelly Kaprièlian
Les Revenants (Christian Bourgois), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Chédaille, 588 pages, 22 euros.
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